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31 octobre 2022 1 31 /10 /octobre /2022 15:16
Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ?

Après être restée à un faible niveau pendant près de quatre décennies, l’inflation a fortement augmenté aux Etats-Unis, comme dans bien d’autres pays, dans le sillage de la pandémie de Covid-19. Le taux d’inflation américain était de 1,3 % fin 2020 ; il s’élevait à 8,2 % en septembre dernier.

GRAPHIQUE 1  Variation de l’indice des prix à la consommation aux Etats-Unis (en %)

Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ?

source : Ball et alii (2022)

L’inflation n’a véritablement commencé à augmenter qu’au début de l’année 2021. L’administration Biden adoptait alors un vaste plan de relance budgétaire, ce qui amena certains à redouter que l’économie américaine se retrouve en surchauffe [Summers, 2021 ; Blanchard, 2021]. La majorité des économistes considéraient toutefois initialement que cette hausse de l’inflation serait temporaire [Ball et alii, 2021 ; Gopinath, 2021]. Ce scénario apparaissant de moins en moins probable à mesure que la hausse persistait et que sa composante sous-jacente augmentait, la Réserve fédérale a fini par entamer, comme bien d’autres banques centrales, un cycle de resserrement monétaire. Ses responsables ont encore récemment évoqué un scénario d’« atterrissage en douceur » (soft landing) pour l’économie américaine : ils estiment qu’ils peuvent fortement rapprocher le taux d’inflation de sa cible, en l’occurrence les 2 %, sans accroître significativement le taux de chômage. Pour certains, en premier lieu Larry Summers, une telle désinflation est impossible sans une hausse bien plus élevée du taux de chômage [Domash et Summers, 2022a ; Blanchard, 2022 ; Domash et Summers, 2022b ; Blanchard et alii, 2022].

Laurence Ball, Daniel Leigh et Prachi Mishra (2022) ont étudié la hausse de l’inflation observée aux Etats-Unis depuis 2020. Ils ont décomposé l’inflation en deux composantes, d’une part, l’inflation sous-jacente et, d’autre part, l’inflation résiduelle, cette dernière fluctuant sous l’effet de chocs. Traditionnellement, l’inflation sous-jacente est mesurée en excluant de l’inflation globale la variation des prix des produits alimentaires et de l’énergie ; Ball et ses coauteurs lui préfèrent le taux d’inflation médiane, un indicateur qui évacue les amples variations de prix de certains secteurs.

Ball et ses coauteurs ont tout d’abord étudié le comportement de l’inflation sous-jacente. Pour cela, ils ont mesuré les tensions sur le marché du travail avec le ratio postes vacants sur chômage. Ils constatent que les niveaux élevés que cet indicateur a atteint en 2021 et en 2022 peuvent expliquer une partie significative de la hausse de l’inflation sous-jacente, en particulier durant l’année 2022. Le reste de la hausse de l’inflation sous-jacente s’explique par une forte transmission des chocs touchant l’inflation globale à l’inflation sous-jacente. Plusieurs mécanismes peuvent en effet contribuer à cette transmission. Il y a par exemple l’ajustement des salaires, évoqué notamment par Olivier Blanchard (2022) : la hausse du coût de la vie amène les travailleurs à réclamer de plus fortes revalorisations salariales. Pour Blanchard, cet effet serait particulièrement fort pour d’amples hausses d’inflation, dans la mesure où celles-ci se révèlent saillantes. Un autre mécanisme pour tenir au fait que les hausses des prix concernent les produits utilisés dans la production. Dans les deux cas, les coûts de production augmentent et les entreprises risquent de répercuter cette hausse sur leurs prix de vente. 

Ces premiers résultats expliquent pourquoi beaucoup, notamment les auteurs eux-mêmes, ont initialement considéré que la hausse de l’inflation serait temporaire. D’une part, les économistes ont tendance à jauger les tensions sur le marché du travail en considérant le seul taux de chômage ; ce dernier a certes diminué suite à la récession pandémique, mais il n’est pas pour autant passé en-dessous des niveaux d’avant-crise, si bien que cet indicateur ne suggérait pas d’emballement de l’inflation. Le ratio postes vacants sur chômage a, par contre, fortement augmenté depuis 2021. D’autre part, les économistes ont également ignoré les mécanismes de transmission qui peuvent propager les chocs touchant l’inflation globale à l’inflation sous-jacente.

Après avoir étudié l’inflation sous-jacente, Ball et ses coauteurs se sont penchés sur les chocs qui ont contribué à la hausse de l’inflation globale, que ce soit directement ou indirectement via la transmission à l’inflation sous-jacente. Ils concluent que trois facteurs expliquent l’essentiel de cette composante de l’inflation : la hausse des prix de l’énergie, les perturbations des chaînes de valeur et une hausse des prix dans les activités relatives à l’automobile. 

Ball et ses coauteurs décomposent alors la hausse de 6,9 points de pourcentage du taux d’inflation observée entre la fin 2020 et septembre 2022. Ils concluent que l’intensification des tensions sur le marché du travail explique 2,0 points de pourcentage de cette hausse, le relèvement des anticipations d’inflation 0,5 point de pourcentage et la combinaison des effets directs et de transmission des chocs touchant l’inflation globale 4,6 points de pourcentage.

Dans quelle mesure la relance budgétaire adoptée par l’administration Biden a contribué à cette hausse ? C’est bien celle-ci qui avait initialement amené Summers (2021) et Blanchard (2021) à craindre un emballement de l’inflation. Regis Barnichon et alii (2021) estimaient que celle-ci était effectivement susceptible d’alimenter l’inflation en contribuant à accroître le ratio postes vacants sur chômage, tandis qu’Oscar Jordà et alii (2022) ont conclu qu’elle contribue à expliquer pourquoi l’inflation a initialement augmenté plus vite aux Etats-Unis que dans les autres pays développés. Pour leur part, Ball et ses coauteurs estiment qu’elle expliquerait 40 % de la hausse de la hausse de l’inflation sous-jacente et un quart de la hausse de l’inflation globale qui ont été observées entre fin 2020 et septembre 2022. Il s’agit selon eux d’une estimation basse, dans la mesure où ils n’ont pris en compte que les effets de la relance budgétaire sur le ratio emplois vacants sur chômage. 

Enfin, Ball et ses coauteurs se sont tournés vers l’avenir en simulant la trajectoire future de l’inflation pour différentes trajectoires du taux de chômage. Selon les prévisions des responsables de la Réserve fédérale, le taux de chômage américain n’augmentera que légèrement, en atteignant 4,4 %. Ball et alii estiment que cette trajectoire du chômage ne ramènerait l’inflation à proximité de la cible de la Fed que si plusieurs hypothèses, concernant les anticipations d’inflation et la courbe de Beveridge, c’est-à-dire la relation entre taux de postes vacants et chômage, se vérifiaient ; si celles-ci se révélaient trop optimistes, le taux d’inflation devrait rester bien au-dessus des 2 %, à moins que le taux de chômage n’augmente davantage que ne le prévoit la Fed.

GRAPHIQUE 2  Courbe de Beveridge aux Etats-Unis

Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ?

source : Ball et alii (2022)

Il est malheureusement à craindre que ces hypothèses soient excessivement optimistes. Tout d'abord, comme le soulignent Blanchard et alii (2022), la courbe de Beveridge s’est éloignée de l’origine depuis la pandémie : elle était stable entre 2001 et 2009, puis elle s’est légèrement déplacée vers l’extérieur avec la crise financière avant de se stabiliser jusqu’à mars 2020 ; elle s’est davantage éloignée de l’origine dans le sillage de la pandémie (cf. graphique 2). Ainsi, ces derniers trimestres, les taux de chômage ont été proches de ceux observés avant la pandémie, mais ils sont désormais associés à des taux de postes vacants bien plus élevés. Reste à savoir si ce déplacement de la courbe de Beveridge est permanent ou non, d’où l’importance de comprendre ses causes. Pour Blanchard et ses coauteurs, il pourrait s’expliquer par la réallocation des travailleurs entre les entreprises ; Briggs (2022) évoque de son côté une moindre appétence des chômeurs à chercher un emploi. Il est possible que les phénomènes en cause, quels qu’ils soient, s’inversent, et ce aussi rapidement qu'ils soient apparus. Mais Blanchard et alii se montrent pessimistes : il n’y a jamais eu par le passé d’épisodes au cours desquels le taux de postes vacants ait significativement diminué sans que le taux de chômage ait fortement augmenté. 

GRAPHIQUE 3  Anticipations d'inflation à long terme aux Etats-Unis

Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ?

source : Ball et alii (2022)

Quant aux anticipations d’inflation, elles sont certes restées ancrées à un niveau faible et stable au cours de la pandémie et des premiers temps de la reprise, mais elles semblent être régulièrement révisées à la hausse depuis le début de l’année 2022. C’est notamment ce qu'indique le taux d’inflation anticipée à dix ans tiré de l’enquête menée auprès des prévisionnistes professionnels (Survey of Professional Forecasters) : celui-ci est passé de 2,2 % à 2,8 % entre le quatrième trimestre 2019 et le troisième trimestre 2022, revenant à des niveaux qui n’avaient plus été enregistrés depuis la fin des années 1990 (cf. graphique 3). Reste à savoir si les actions de la Réserve fédérale suffiront à contenir les anticipations d’inflation ou si ces dernières amorcent un véritable désancrage.

Aussi bien le déplacement de la courbe de Beveridge que la révision à la hausse des anticipations d’inflation augmentent le coût en emplois de la désinflation. En définitive, Ball et ses coauteurs rejoignent Blanchard et Summers en estimant que Fed aurait à freiner davantage l’activité économique si elle désire vraiment ramener l’inflation à proximité de sa cible.

 

Références

BALL, Laurence, Gita GOPINATH, Daniel LEIGH, Prachi MISHRA & Antonio SPILIMBERGO (2021), « US inflation: Set for take-off? », VoxEU.org, 7 mai.

BALL, Laurence, Daniel LEIGH & Prachi MISHRA (2022), « Understanding U.S. inflation during the COVID era », NBER, working paper, n° 30613, octobre.

BARNICHON, Regis, Luiz E. OLIVEIRA & Adam H. SHAPIRO (2021), « Is the American Rescue Plan taking us back to the ’60s? », FRBSF Economic Letter, n° 2021-27, octobre.

BLANCHARD, Olivier (2021), « In defense of concerns over the $1.9 trillion relief plan », in PIIE, Realtime Economics (blog), 18 février.

BLANCHARD, Olivier (2022), « Why I worry about inflation, interest rates, and unemployment », in PIIE, Realtime Economics (blog), 14 mars.

BLANCHARD, Olivier, Alex DOMASH & Lawrence H. SUMMERS (2022), « Bad news for the Fed from the Beveridge space », PIIE, policy brief, n° 22-7, juillet.

BRIGGS, Joseph (2022), « The Beveridge curve debate: Has match efficiency really declined? », Goldman Sachs, 7 août. 

DOMASH, Alex, & Lawrence H. SUMMERS (2022a), « How tight are U.S. labor markets? », NBER, working paper, n° 29739, février.

DOMASH, Alex, & Lawrence H. SUMMERS (2022b), « A labor market view on the risks of a U.S. hard landing », NBER, working paper, n° 29910, avril.

GOPINATH, Gita (2022), « Structural factors and central bank credibility limit inflation risks », FMI, 19 février.

JORDÀ, Òscar, Celeste LIU, Fernanda NECHIO & Fabián RIVERA-REYES (2022), « Why Is U.S. Inflation higher than in other countries? », FRBSF Economic Letter, n° 2022-07, mars.

SUMMERS, Lawrence H. (2021), « The Biden stimulus is admirably ambitious. But it brings some big risks, too », in Washington Post, 4 février.

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23 octobre 2022 7 23 /10 /octobre /2022 16:49
Récessions : les crises financières ne sont pas les seules à laisser des cicatrices

Depuis le tournant du vingt-et-unième siècle, l’économie mondiale a déjà connu deux contractions majeures. Suite à la crise financière internationale de 2008, la reprise de l’activité ne s’est pas révélée suffisamment robuste pour que le PIB revienne à sa trajectoire antérieure ; celui-ci est resté inférieur à ce qu’il aurait (probablement) été si la crise financière n’avait pas eu lieu [Ball, 2014]. L’économie mondiale a de nouveau connu une puissante contraction au début de la pandémie de Covid-19. Si le rebond a été rapide au sortir des confinements, la reprise n’a pour l’heure pas permis au PIB de nombreux pays de revenir à sa trajectoire d’avant-crise. La persistance de la pandémie, l’invasion russe de l’Ukraine, l’emballement de l’inflation et le resserrement des politiques monétaires rendent cette perspective encore moins probable. Chacune de ces récessions mondiales présente ainsi ce que l’on peut qualifier d’« effet de scarification », d’« effet cicatrice » ou encore d’« effet d’hystérèse » [Cerra et alii, 2022]. Un tel phénomène a également pu être observé au cours d’autres récessions [Blanchard et alii, 2015].

Pour déterminer quelles récessions tendent à être suivies par une croissance durablement déprimée, David Aikman, Mathias Drehmann, Mikael Juselius et Xiaochuan Xing (2022) ont étudié les données relatives à 24 pays développés et émergents pour une période allant de 1970 jusqu’à aujourd’hui. Après avoir identifié les contractions, ils ont calculé les taux de croissance sur plusieurs années (allant au-delà d’une décennie), puis ils ont comparé ceux obtenus à l’instant des contractions avec ceux calculés à partir des autres points dans l’échantillon. 

Ils constatent que les contractions sévères exercent des effets de scarification : le PIB reste déprimé au moins une décennie après. En l’occurrence, dix ans après le début d’une récession sévère, la perte s’élève en moyenne à 4,25 % du PIB. Ces effets se révèlent non linéaires et asymétriques : ils ne se manifestent ni après les contractions moins sévères, ni après les larges expansions. Ils ne s’expliquent pas par la seule occurrence de la crise financière mondiale ; ils sont observables même lorsque celle-ci est exclue de l’échantillon. Ils ne s’expliquent pas non plus par un éventuel retour à la normale suite à un boom insoutenable ; ils sont observables même lorsque les années précédant immédiatement une récession sévère ne sont pas prises en compte pour déterminer les taux de croissance à long terme.

Plusieurs travaux ont auparavant montré que le PIB restait durablement déprimé après les crises financières [Cerra et Saxena, 2008 ; FMI, 2009 ; Reinhart et Rogoff, 2009 ; Claessens et alii, 2012 ; Jordà et alii, 2013 ; Reinhart et Rogoff, 2014]. Les effets de scarification que décèlent Aikman et ses coauteurs ne s’observent pas seulement suite aux crises financières. Ils en décèlent par exemple également après les récessions des années 1970 et des années 1980 qui suivirent les chocs pétroliers, puis le resserrement des politiques monétaires initié par la Fed de Volcker. En conséquence, il se pourrait que ce soit l’ampleur de la contraction plutôt que la nature de ses causes qui joue sur la dynamique de la croissance à long terme. 

Ces constats ont des implications pour l’élaboration des politiques conjoncturelles. Les institutions en charge de ces dernières doivent avoir conscience qu’un choc peut déprimer la trajectoire du PIB très loin dans le futur. Elles doivent veiller à ce qu’une contraction, même infime initialement, ne dégénère au point de devenir sévère. 

Les résultats d’Aikman et alii ont également des implications pour la modélisation en macroéconomie. En l’occurrence, ils remettent en cause les modèles DSGE : dans ces derniers, l’économie retourne à sa trajectoire antérieure suite à un choc, qu’importe l’ampleur de celui-ci. L'usage de ces modèles, très répandus dans les institutions en charge des politiques conjoncturelles, peut ainsi induire en erreur ces dernières. Par contre, les modèles de croissance endogène sont susceptibles de rendre permanents les effets d’un choc temporaire. Les modèles de cycles d’affaires incorporant des frictions financières peuvent quant à eux générer des réponses asymétriques et non linéaires aux chocs. Aikman et alii estiment ainsi que des modèles combinant croissance endogène et contraintes non linéaires, à l’image de ceux d’Albert Queralto (2020) et de Dario Bonciani et alii (2020), sont particulièrement prometteurs pour reproduire les effets qu’ils ont mis en évidence.

 

Références

AIKMAN, David, Mathias DREHMANN, & Mikael JUSELIUS (2022), « Supply shocks, monetary policy, and scarring », VoxEU.org, 20 octobre.

AIKMAN, David, Mathias DREHMANN, Mikael JUSELIUS & Xiaochuan XING (2022), « The scarring effects of deep contractions », BRI, working paper, n° 1043.

BALL, Laurence M. (2014), « Long-term damage from the Great Recession in OECD countries », NBER, working paper, n° 20185.

BLANCHARD, Olivier, Eugenio CERUTTI & Lawrence SUMMERS (2015), « Inflation and activity – Two explorations and their monetary policy implications », FMI, working paper, n° 230.

BONCIANI, Dario, David GAUTHIER & Derrick KANNGIESSER (2021), « Slow recoveries, endogenous growth and macroprudential policy », Banque d’Angleterre, staff working paper, n° 917.

CERRA, Valerie, Antonio FATÁS & Sweta Chaman SAXENA (2022), « Hysteresis and business cycles », Journal of Economic Literature.

CERRA, Valerie, & Sweta C. SAXENA (2008), « Growth dynamics: The myth of economic recovery », in American Economic Review, vol. 98, n° 1.

CLAESSENS, Stijn, M. Ayhan KOSE & Marco E. TERRONES (2011), « How do business and financial cycles interact? », in Journal of International Economics, vol. 87, n° 1.

FMI (2009), « What’s the damage? Medium-term output dynamics after financial crises », Perspectives de l’économie mondiale, chapitre 4.

JORDÀ, Òscar, Moritz H.P. SCHULARICK & Alan M. TAYLOR (2013), « When credit bites back », in Journal of Money, Credit and Banking, vol. 45, n° 2.

QUERALTO, Albert (2020), « A model of slow recoveries from financial crises », in Journal of Monetary Economics, vol. 114.

REINHART, Carmen, & Kenneth ROGOFF (2009), « The aftermath of financial crises », in American Economic Review, n° 99.

REINHART, Carmen, & Kenneth ROGOFF (2014), « Recovery from financial crises: Evidence from 100 episodes », in American Economic Review, vol. 104.

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22 octobre 2022 6 22 /10 /octobre /2022 13:52
Vingt-cinq ans de très faible inflation au prix d’un chômage excessif

L’inflation a fortement augmenté depuis le début de l'année 2021, dans le sillage de la reprise post-pandémique. Si cet emballement a surpris, c’est parce qu'il survient après près de trois décennies au cours desquelles l'inflation s'est révélée extrêmement faible et stable dans les pays développés. L'inflation s'était également emballée durant les années 1970, notamment sous l’effet des chocs pétroliers, mais le début des années 1980 a été marqué par une puissante désinflation, sous l'impulsion du resserrement des politiques monétaires. Dans les plus grandes économies développées, si l’on prend la moyenne mobile sur trois ans du taux d’inflation, on peut observer que celui-ci s’est retrouvé en-deçà des 3,5 % entre le milieu des années 1980 (1983 pour le Japon) et le milieu des années 1990 (1998 pour l’Italie). Le taux d’inflation s’est maintenu à un faible niveau à partir du milieu des années 1990 et même encore plus faible suite à la crise financière mondiale de 2008.

GRAPHIQUE 1  Taux d’inflation dans les pays développés (moyenne mobile, en %)

Vingt-cinq ans de très faible inflation au prix d’un chômage excessif

source : Gagnon et Sarsenbayev (2022)

Dans les modèles économiques les plus courants, notamment ceux à partir desquels les banques centrales fondent leurs décisions, une inflation aussi faible et stable suggère que l’économie opère juste en-dessous de son potentiel : si elle opère au-dessus de celui-ci, l’inflation s’accélère ; si elle opère bien en-dessous de celui-ci, l’inflation ralentit et l’économie risque de s’enfoncer dans la déflation. En l’occurrence, il existerait un niveau de PIB et un taux de chômage qui sont compatibles avec une inflation faible et stable. Les banques centrales observent ainsi ces deux indicateurs, appelés respectivement PIB potentiel et taux de chômage d’équilibre, pour estimer le risque d’inflation.

Le PIB potentiel et le taux de chômage d’équilibre ne sont pas directement observables ; ils sont estimés. Or, des économistes et décideurs politiques ont fait part de leurs doutes quant à leur estimation ; certains doutent de leur pertinence même. Par exemple, d’après les estimations officielles du PIB potentiel et du taux de chômage d’équilibre, les économies de l’Espagne et de l’Italie opéraient au-dessus de leur potentiel au milieu des années 2000 (cf. graphique 2). Pourtant, cette situation de boom ne s’est guère traduite par une hausse de l’inflation.

GRAPHIQUE 2  Taux de chômage observé et estimations officielles du taux de chômage d’équilibre selon l’OCDE dans les pays développés (en %)

Vingt-cinq ans de très faible inflation au prix d’un chômage excessif

source : Gagnon et Sarsenbayev (2022)

Jerome Powell, le président de la Réserve fédérale, a fait part de ses propres doutes lors de la conférence de Jackson Hole durant l’été 2018. En l’occurrence, il déclara que le taux de chômage d’équilibre lui semblait inférieur aux estimations tirées des modèles. En effet, le taux de chômage américain avait régulièrement baissé suite à la crise financière mondiale et il s’est en l’occurrence retrouvé en-dessous des niveaux habituellement associés au plein emploi. Pourtant, le taux d’inflation restait extrêmement faible, inférieur à la cible de 2 %. En conséquence, Powell se déclara en faveur d’une politique monétaire poussant le chômage en-dessous du niveau estimé du taux d’équilibre aussi longtemps que l’inflation n’augmente pas. Ses intuitions semblent s’être révélées correctes : au cours des 18 mois suivants, le taux de chômage américain a poursuivi sa baisse et il passa même en-dessous des 3,5 %, soit un niveau qu’il n’avait plus atteint depuis une cinquantaine d’années, sans pour autant que l’inflation augmente.

Dans une nouvelle étude du PIIE, Joseph Gagnon et Madi Sarsenbayev (2022) estiment que non seulement Powell avait effectivement raison, mais aussi que ses préconisations en matière de politique monétaire s’avèrent également pertinentes pour la plupart des autres pays développés.

Beaucoup d’économistes ont souligné les faiblesses des modèles les plus couramment utilisés, notamment au sein des banques centrales, pour estimer le taux de chômage d’équilibre. Pour Gagnon et Sarsenbayev, leurs principales déficiences viennent du fait qu’ils ignorent la rigidité des salaires à la baisse et qu’ils postulent un effet linéaire du chômage sur l’inflation. Or, lorsque l’inflation est faible, la relation entre le chômage et l’inflation, la « courbe de Phillips », devient non linéaire, ce qui a d'importantes conséquences pour la conduite de la politique monétaire : pousser le taux de chômage bien au-dessus de son niveau d’équilibre n’a presque pas d’effet sur l’inflation, tandis que pousser le chômage bien au-dessous de son niveau d’équilibre a un effet significatif [Akerlof et alii, 1996]. Or, le passage à une très faible inflation à partir du début des années 1990 semble précisément avoir délinéarisé la relation entre chômage et inflation.

Gagnon et Sarsenbayev ont alors entrepris de nouvelles estimations du taux de chômage d’équilibre pour 11 pays développés en prenant en compte la rigidité des salaires à la baisse et la non-linéarité de la courbe de Phillips. Ils aboutissent à des estimations du taux de chômage d’équilibre plus faibles que celles de l’OCDE. En conséquence, l’écart de chômage (unemployment gap), c’est-à-dire l’écart entre le taux de chômage observé et le taux de chômage d’équilibre, est selon eux plus élevé que ce qui est officiellement estimé (cf. graphique 3).

GRAPHIQUE 3  Ecart de chômage dans les pays développés (en points de %)

Vingt-cinq ans de très faible inflation au prix d’un chômage excessif

source : Gagnon et Sarsenbayev (2022)

En définitive, il apparaît qu’au cours du dernier quart de siècle le niveau atteint par le taux de chômage a quasiment tout le temps été supérieur à celui qui suffisait pour stabiliser l’inflation à un faible niveau. En ciblant un taux d’inflation de 2 %, les banques centrales cherchaient à garantir un maximum d’efficacité pour le fonctionnement de l’économie, or il est difficile de parler d’efficacité si une inflation quasiment tout aussi faible aurait pu être obtenue avec un taux de chômage bien plus faible.

Dans la mesure où il leur apparaît probable que l’inflation revienne à un faible niveau d’ici un ou deux ans, Gagnon et Sarsenbayev appellent tout d’abord les banques centrales à utiliser une gamme plus variée de modèles économiques. Selon eux, les banques centrales doivent notamment s'appuyer sur des modèles prenant en compte la rigidité des salaires à la baisse et incorporant une courbe de Phillips non linéaire. En effet, elles  ne doivent pas négliger le fait qu’une inflation faible et stable est cohérente avec un chômage supérieur à son niveau d’équilibre.

D’autre part, Gagnon et Sarsenbayev plaident pour un léger relèvement de la cible d’inflation, au minimum à 3 %, voire à 4 %. Il y a une dizaine d’années, plusieurs économistes avaient précisément appelé à un tel changement [Blanchard et alii, 2010 ; Leigh, 2010 ; Ball, 2013]. Cela aurait notamment l'avantage de donner ainsi plus de latitude aux banques centrales pour réduire leurs taux directeurs avant que ces derniers ne butent sur leur borne zéro en cas de récession ou de crise financière. A l’époque, un tel relèvement était jugé risqué, notamment parce que les banques centrales peinaient déjà à atteindre leur cible de 2 %. Mais ce n’est précisément plus le cas aujourd’hui, dans la mesure où l'inflation dépasse largement les 4 %. Gagnon et Sarsenbayev estiment que les banques centrales ne devraient pas chercher à pousser leur économie en-deçà de son potentiel et prendre le risque de déclencher une récession pour ramener l'inflation à 2 %. Elles devraient au contraire en profiter pour enfin corriger une erreur longue d’un quart de siècle et accepter de cibler une inflation supérieure à 2 %.

 

Références

AKERLOF, George, William DICKENS & George PERRY (1996), « The macroeconomics of low inflation », Brookings Papers on Economic Activity.

BALL, Laurence (2013), « The case for 4% inflation », Banque Centrale de la République de Turquie, Central Bank Review, vol. 13.

BLANCHARD, Olivier, Giovanni DELL’ARICCIA & Paolo MAURO (2010), « Rethinking macroeconomic policy », FMI, staff position note, n° SPN/10/03.

GAGNON, Joseph E. (2022), « To keep unemployment low, central banks should plan to raise inflation target », PIIE, Realtime Economics, 18 octobre.

GAGNON, Joseph E., & Madi SARSENBAYEV (2022), « 25 years of excess unemployment in advanced economies: Lessons for monetary policy », PIIE, working paper, n° 22-17.

LEIGH, Daniel (2010), « A 4% inflation target? », in VoxEU.org, 9 mars.

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