Avec la poursuite de la reprise de l’activité et de la création d’emplois aux Etats-Unis, il semble de plus en plus probable que la Fed commence à relever ses taux directeurs d’ici la fin de l’année 2015. La dernière fois qu’elle avait relevé ses taux directeurs, ce fut lors de l’année 2006. La question qui se pose est comment le resserrement de la politique monétaire américaine va affecter les pays émergents, sachant que les conditions monétaires ont été exceptionnellement accommodantes aux Etats-Unis suite à la crise financière mondiale : non seulement les taux d’intérêt nominaux sont à leur borne zéro, mais la Fed a également adopté des mesures moins « conventionnelles » comme les achats d’actifs via ses programmes d’assouplissement quantitatif. Durant cette période, les capitaux ont eu tendance à affluer dans les pays émergents, puisque leurs perspectives de rendement étaient plus élevées que dans les pays avancés, si bien qu'ils connurent une appréciation de leur taux de change et une hausse de leurs prix d'actifs. L’annonce d’un ralentissement (tapering) des achats d’actifs a déjà entraîné des turbulences sur les marchés boursiers et les marchés des changes des pays émergents [Aizenman et alii, 2014].
La théorie traditionnelle (notamment les modèles à la Mundell-Fleming) suggère que les pays font face à un trilemme dans le sens où il leur est impossible d’avoir simultanément des taux de change fixes, la mobilité des capitaux et une politique monétaire autonomie. Dans un pays avec taux de change fixe et mobilité des capitaux, les taux d’intérêt domestiques ne vont pas s’écarter des taux d’intérêt étrangers, si bien que lorsque ces derniers varient, les premiers les suivent. Par contre, les pays sont capables de poursuivre une politique monétaire indépendante s’ils laissent flotter leur monnaie. Le taux de change devient alors un « absorbeur de chocs ». Rudiger Dornbusch (1976) a montré que le taux de change tend alors à surréagir et à être fortement volatile. Pour éviter une volatilité excessive de leur taux de change qui serait néfaste à leur économie domestique, les autorités monétaires sont alors susceptibles de prendre en compte l’action des autres banques centrales pour fixer leurs propres taux directeurs, c’est-à-dire finalement d’importer leur politique monétaire.
Sebastian Edwards (2015a, 2015b) a mis à l’épreuve cette idée. Pour cela, il a utilisé les données relatives à trois pays latino-américains ayant un taux de change flexible (en l’occurrence le Chili, la Colombie et le Mexique) pour déterminer l’ampleur à laquelle les actions de la Réserve fédérale influencent les taux directeurs des banques centrales locales. Il couvre la période allant de janvier 2000 à juin 2008, si bien qu’il exclut l’effondrement de Lehman Brothers, la politique de taux zéro de la Fed et la déploiement de ses programmes d’assouplissement quantitatif.
Les résultats indiquent qu’il y a une réelle « contagion » et que les trois pays latino-américains tendent à importer la politique de la Fed. Les estimations suggèrent que les variations des taux d’intérêt de la Réserve fédérale sont importées en moyenne à 74 % en Colombie, à plus de 50 % au Chili et à 33 % au Mexique. Par conséquent, si la Réserve fédérale relevait au total le taux des fonds fédéraux de 325 points de base (en le portant à 3,5 %), alors on pourrait s’attendre à ce que la banque centrale colombienne augmente son taux directeur de 250 points de base, à ce que la banque centrale chilienne relève le sien de 162 points de base et la banque centrale mexicaine accroît le sien de plus de 100 points de base, toutes choses égales par ailleurs.
L’une des raisons qu’avance Edwards pour expliquer ses résultats est la « peur du flottement » (fear of floating). Selon les modèles à la Mundell-Fleming, la hausse d’un taux d’intérêt mondial (associée à l’action de la Réserve fédérale par exemple) se traduirait, dans un monde où la mobilité des capitaux n’est pas tout à fait parfaite, par un déficit externe et une dépréciation de la devise domestique. C’est en effet cet ajustement du taux de change qui rétablit l’équilibre avec le taux d’intérêt domestique qui est très similaire à celui initial. Si, cependant, il y a une « peur du flottement », les autorités monétaires locales vont être tentées de resserrer leur propre politique monétaire de manière à éviter un affaiblissement de leur devise.
Edwards ne démontre pas empiriquement qu’il y a une « contagion » de la politique monétaire de la Fed sur celle d’autres pays émergents que ceux étudiés. Il suggère toutefois que la politique monétaire est moins indépendante qu’on pourrait le croire. Comme le disait encore Ronald McKinnon en mai 2014, quelques mois avant sa mort, « il n’y a qu’un seul pays qui soit réellement indépendant et puisse fixer librement sa politique monétaire. Ce sont les Etats-Unis ».
Références
AIZENMAN, Joshua, Mahir BINICI & Michael M. HUTCHISON (2014), « The transmission of Federal Reserve tapering news to emerging financial markets », NBER, working paper, n° 19980, mars.
DORNBUSCH, Rudiger (1976), « Expectations and exchange rate dynamics », in The Journal of Political Economy.
EDWARDS, Sebastian (2015a), « Monetary policy independence under flexible exchange rates: An illusion? », NBER, working paper, n° 20893, janvier 2015.
REY, Hélène (2013), « Dilemma not trilemma: The global financial cycle and monetary policy independence », document de travail présenté à la conférence de Jackson Hole, 22-24 août.