En observant les pays occidentaux, Richard Easterlin (1974) a suggéré que s’il existe une corrélation entre le bien-être et le revenu à un moment donné dans un pays (les ménages aisés se déclarant plus satisfaits que les ménages modestes), cette corrélation disparaît lorsque l’on observe cette relation au cours du temps ou si l’on cherche à en établir une en comparant les différents pays. Ce « paradoxe d’Easterlin » a généré une large littérature autour des liens entre croissance économique et bien-être sans toutefois aboutir à une explication faisant consensus [Senik, 2014]. Certains ont suggéré qu’il existe bel et bien une relation positive entre le revenu et le bien-être parmi les populations qui n’ont pas satisfait leurs besoins fondamentaux, mais qu’à partir d’un certain revenu cette relation disparaîtrait. Une fois ce seuil franchi, les agents auraient tendance à s’habituer à toute nouvelle hausse de leur revenu ; le surcroît de satisfaction procuré par cette dernière disparaîtrait au bout de quelques années. D’autre part, les agents auraient tendance à évaluer leur revenu par rapport à celui d’autrui. Les hypothèses d’habitude et de comparaison sociale pourraient suggérer que la croissance économique est en soi peu importante. Plusieurs études rejettent toutefois l’existence d’un revenu seuil. Par exemple, Angus Deaton (2008) et Betsey Stevenson et Justin Wolfers (2013) constatent une relation log-linéaire entre le PIB par tête et la satisfaction de vivre : un euro supplémentaire de revenu rapporte davantage de satisfaction à un pauvre qu’à un riche, mais il n’y aurait pas de point de satiété. Selon ces auteurs, s’il existe effectivement un revenu seuil, nous ne l’avons pas encore atteint…
Philippe Aghion, Ufuk Akcigit, Angus Deaton et Alexandra Roulet (2015) estiment que ces diverses contributions ont tendance à ne pas se pencher sur les déterminants de la croissance, ni sur la manière par laquelle chacun d’entre eux influence le bien-être. Or, selon eux, l’un des moteurs de la croissance est précisément le processus de destruction créatrice. Une économie soumise à une forte destruction créatrice sera marquée par l’apparition de nouvelles entreprises et par la disparition des entreprises moins rentables et moins innovantes, puisque les produits des secondes auront été devenus obsolètes avec les produits proposés par les premières. Elle sera donc également marquée par une ample réallocation de la main-d’œuvre avec la destruction des emplois dans les secteurs en déclin et la création de nouveaux emplois dans les secteurs les plus efficaces. Le processus de destruction créatrice affecte alors le bien-être des travailleurs de deux manières. La plus forte probabilité de se retrouver au chômage nuit leur bien-être, tandis que la plus grande probabilité de trouver un emploi l’améliore.
Aghion et ses coauteurs mènent alors une analyse empirique pour déterminer comment les créations et destructions d’emplois affectent la satisfaction des individus. Ils utilisent les données d’enquêtes à propos du bien-être autodéclaré, réalisées dans 381 zones statistiques métropolitaines aux Etats-Unis entre 2005 et 2011.
Cette analyse empirique confirme qu’une plus forte création d’emplois dans une zone statistique métropolitaine est corrélée avec une plus forte satisfaction de ses habitants, tandis qu’une plus forte destruction d’emplois dans une zone statistique métropolitaine est corrélée avec une moindre satisfaction de ses habitants. Globalement, pour un taux de chômage donné, le taux de rotation de la main-d’œuvre améliore clairement le bien-être. En outre, cet impact positif est plus puissant sur le bien-être anticipé que sur le bien-être actuel. Il est en outre d’autant plus élevé dans les zones statistiques métropolitaines que celles-ci connaissent une forte croissance de la productivité et une moindre tendance à l’externalisation.
Aghion et ses coauteurs se penchent enfin sur l’impact de l’indemnisation du chômage. Certains Etats ont une assurance-chômage plus généreuse que d’autres. Or, si les effets positifs des créations d’emplois sur le bien-être autodéclaré ne sont pas affectés par la générosité de l’assurance-chômage, cette dernière atténue l’effet négatif des destructions d’emplois sur le bien-être. La destruction d’emplois peut même améliorer le bien-être dans les zones statistiques métropolitaines les plus généreuses. Comme le note Nick Bunker (2015), le dynamisme économique et la protection sociale semblent ainsi loin d’être contradictoires. »
Références
AGHION, Philippe, Ufuk AKCIGIT, Angus DEATON & Alexandra ROULET (2015), « Creative destruction and subjective wellbeing », NBER, working paper, n° 21069, avril.
DEATON, Angus (2008), « Income, health and well-being around the world : Evidence from the Gallup word poll », in Journal of Economic Perspective, vol. 22, n° 2.
EASTERLIN, Richard (1974), « Does economic growth improve the human lot », in Paul David & Melvin Reder (dir.), Nations and Households in Economic growth: Essays in Honor of Moses Abramovitz.
SENIK, Claudia (2014), L’Economie du bonheur, Seuil, La République des idées.
STEVENSON, Betsey, & Justin WOLFERS (2013), « Subjective well-being and income: Is there any evidence of satiation? », in American Economic Review, Papers and Proceedings, vol. 103, n° 3.