Lorsque la Fed évoqua au milieu de l’année 2012 l’éventualité d’un ralentissement (tapering) de ses achats d’actifs, cette annonce déstabilisa le taux de change et les marchés financiers des pays en développement et émergents. Ces turbulences affectèrent tout particulièrement l’Afrique du Sud, le Brésil, l’Inde, l’Indonésie et la Turquie, si bien que ces pays furent qualifiés de « cinq fragiles ». L’idée selon laquelle la politique monétaire des pays avancés influence fortement les économies en développement n’est pas nouvelle. La Fed avait déjà été « accusée » d’avoir entrainé une vague d’instabilité financière dans les pays en développement au milieu des années quatre-vingt-dix en relevant ses taux directeurs. Le resserrement de la politique monétaire américaine aurait provoqué la « crise téquila » de 1994, puis par contagion la crise asiatique de 1997 et la crise russe de 1998. Beaucoup ont suggéré que les pays en développement qui avaient laissé flotter leur monnaie avaient été relativement épargnés par l’instabilité financière. Cet épisode historique aurait ainsi illustré le « triangle des incompatibilités » ou « trilemme » que Robert Mundell a formalisé : les pays ne peuvent avoir simultanément une politique monétaire autonome, un taux de change fixe et une mobilité des capitaux. En d’autres termes, les pays ne peuvent retrouver l’autonomie de leur politique monétaire qu’en laissant leurs taux de change flotter.
Pourtant, en 2012 et en 2013, les pays émergents qui laissaient librement flotter leur monnaie semblent avoir tout autant été affectés par l’annonce du tapering que ceux disposant d’un régime de change plus rigide, ce qui a mis en question la validité du triangle des incompatibilités. Hélène Rey (2013) a affirmé que la politique monétaire des pays avancés, en l’occurrence celle de la Fed, influençait les politiques monétaires nationales des autres pays, via les mouvements de capitaux, la croissance du crédit et l’endettement des banques. Elle a suggéré que les pays faisaient face, non pas à un trilemme, mais à un « duo irréconciliable » : ils ne peuvent avoir à la fois une politique monétaire indépendante et la libre mobilité des capitaux. En l’occurrence, les pays en développement et émergents ne peuvent alors retrouver l’autonomie de leur politique monétaire qu’en restreignant la mobilité des capitaux.
Joshua Aizenman, Menzie Chinn et Hiro Ito (2015) ont voulu mettre à l’épreuve la thèse de Rey. Pour cela, ils ont cherché à déterminer pourquoi et comment les conditions financières des pays en développement et émergents (qu’ils qualifient de pays périphériques) sont affectées par les dynamiques des économies du centre (en l’occurrence, les Etats-Unis, le Japon, la zone euro et la Chine). Ils ont tout d’abord estimé la sensibilité des variables financières des pays périphériques aux dynamiques des économies du centre, puis ils ont examiné comment cette sensibilité était influencée par les conditions macroéconomiques, les politiques économiques, les relations réelles et financières entretenues avec les pays du centre et le niveau de développement institutionnel.
Pour la plupart des variables financières examinées, la force des liens entretenus avec les économies du centre a constitué le facteur dominant au cours des deux dernières décennies. L’analyse suggère que les relations commerciales, les relations financières associées aux IDE, la concurrence internationale, le développement financier, les soldes courants et la dette nationale ont une certaine importance. Elle suggère également que le régime de change et l’ouverture financière jouent directement sur la sensibilité des économies périphériques aux économies du centre. En l’occurrence, une économie périphérique est davantage affectée par les économies du centre si elle présente une plus grande stabilité du taux de change et une plus grande ouverture financière. Néanmoins, les régimes de change ont des effets principalement indirects sur la force des liens financiers. Aizenman et ses coauteurs en concluent que le trilemme reste valide : les pays n’ont pas à choisir qu’entre l’autonomie monétaire et l’intégration financière.
La prise en compte de la Chine parmi les économies du centre ne change pas vraiment les résultats obtenus. Au cours des deux dernières décennies, l’économie chinoise a connu une forte croissance, si bien qu’elle contribue à une part toujours plus significative de la production mondiale. Pourtant, la Chine n’exerce pas encore la même influence sur les marchés financiers des pays périphériques que les Etats-Unis, la zone euro ou le Japon. Aizenman et ses coauteurs estiment que son système financier n’est peut-être pas suffisamment développé pour qu’elle joue un rôle moteur dans les cycles financiers mondiaux.
Références