Face à la sévérité de la Grande Récession et à la lenteur de la subséquente reprise, les banques centrales ont adopté diverses mesures « non conventionnelles » pour stimuler l’économie et la ramener au plein emploi. Elles ont notamment adopté des politiques d’assouplissement quantitatif (quantitative easing) consistant, selon la définition qu’en donnent Lenza et alii (2010), à accroître délibérément la taille du bilan, mais aussi l’assouplissement du crédit (credit easing) qui consiste à changer délibérément la composition de l’actif. Ce fut le cas de la Réserve fédérale aux Etats-Unis, dès la fin de l’année 2008, lorsqu’elle ramena son taux directeur au plus proche de zéro et chercha d'autres moyens pour davantage approfondir sa politique monétaire. Au début de l’année 2014, la Banque du Japon s’est lancée dans un programme d’accroissement rapide de son bilan (constituant la « première flèche » de l’abenomics) afin de sortir l’économie insulaire de la déflation dans laquelle elle est plongée depuis la fin des années quatre-vingt-dix. Plus récemment, le basculement de la zone euro dans la déflation a finalement convaincu la BCE d'adopter un programme d’assouplissement quantitatif malgré la réticence de plusieurs de ses membres.
Au niveau théorique, les études explorant l’impact de la politique monétaire sur les anticipations d’inflation s’appuient très souvent sur l’analyse que réalisa Paul Krugman (1998) lorsqu’il observa l’enfermement du Japon dans une trappe à liquidité à la fin des années quatre-vingt-dix. Krugman y suggérait que l’inefficacité dont fait preuve la politique monétaire dans une trappe à liquidité se ramène finalement à un problème de crédibilité. Dans son modèle, l’offre de monnaie à long terme est fixe et celle-ci détermine le niveau des prix à l’avenir. Cependant, si la banque centrale peut s’engager de façon crédible à accepter une plus large offre de monnaie à long terme et donc des prix plus élevés à l’avenir qu’ils n’auraient dû l’être, alors les taux d’intérêt réels auront tendance à décliner, stimulant dans la période courante l’investissement et sortant finalement l’économie de la trappe à liquidité. L’expansion et la modification du bilan des banques centrales peuvent (a priori) rendre crédible leur engagement à laisser une période de forte inflation une fois la reprise amorcée.
L’assouplissement quantitatif vise à assouplir davantage la politique monétaire (même si les taux directeurs butent déjà sur leur borne inférieure zéro). Elle affecte en théorie l’activité via le canal du rééquilibrage des portefeuilles (portfolio-rebalancing) et le canal du signalement (signaling). Il y a rééquilibrage des portefeuilles en raison de l’imparfaite substituabilité entre les actifs : en modifiant les prix relatifs des actifs, un programme d’achat d’actifs à grande échelle réduit notamment les rendements obligataires (ce qui diminue les coûts de financement pour les entreprises) et incite les agents à acheter des actifs risqués (notamment des actions, ce qui accroît les cours boursiers et incite les ménages à consommer, via les effets de richesse, en accroissant la valeur de leur patrimoine financier). En outre, en accroissant son bilan, une banque centrale signale sa détermination à laisser ses taux d’intérêt à un faible niveau pendant une période prolongée, ce qui incite les agents à s’endetter et donc à dépenser. Toutefois, l’accroissement du bilan peut aussi conduire au résultat opposé : il peut en effet signaler aux agents que la banque centrale s’attend à une faiblesse durable de l’inflation et de l’activité, ce qui les amène en fait à réviser leurs propres anticipations d’inflation à la baisse et les désincite à emprunter. L’activité et l’inflation restent alors affaiblies et les anticipations se seront révélées être au final autoréalisatrices. Enfin, l’accroissement du bilan peut générer des effets de débordement sur les marchés des changes : en entraînant une dépréciation du taux de change, il alimente l’inflation importée.
Jan Willem van den End et Christiaan Pattipeilohy (2015) ont analysé au niveau empirique l’impact que les programmes d’assouplissement quantitatif et d’assouplissement du credit adoptés par quatre banques centrales (en l’occurrence la Fed, la Banque d’Angleterre, la Banque du Japon et la BCE) ont pu avoir sur les anticipations d’inflation et le taux de change entre 2007 et 2014. Leur analyse suggère qu’un accroissement du bilan des banques centrales via l’assouplissement quantitatif est associé à une baisse des anticipations d’inflation à court terme aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, ce qui suggère que des effets de signalement adverses sont à l’œuvre : les marchés interprètent l’assouplissement quantitatif comme signalant une faiblesse durable de l’activité, ce qui alimente leur pessimisme. Les répercussions de l’accroissement du bilan sur les anticipations d’inflation sont négligeables en zone euro. Le Japon est une exception, puisque l'accroissement de la taille du bilan de la banque centrale a entraîné une révision à la hausse des anticipations d’anticipation. Suite à l’adoption d’un assouplissement du crédit, les anticipations d’inflation à court terme tendent à s’accroître aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, mais elles ne varient pas en zone euro ; un changement dans la composition du bilan n’a par contre aucun effet sur les anticipations d’inflation à long terme. En ce qui concerne les répercussions sur le taux de change, End et Pattipeilohy constatent que l’accroissement du bilan de la Fed s’est traduit par une appréciation du dollar. Par contre, l’accroissement du bilan de la Banque du Japon, de la Banque d’Angleterre et de la BCE tend respectivement à entraîner une dépréciation du yen, de la livre sterling et de l’euro. L’assouplissement du crédit opéré par la Banque d’Angleterre conduit par contre à une appréciation de la livre sterling.
Selon End et Pattipeilohy, la relative insensibilité des anticipations d’inflation aux politiques de bilan suggère que leur adoption n’a pas sapé la crédibilité des banques centrales : elle n’a pas suggéré aux marchés que les banques centrales revenaient sur leur engagement à cibler l’inflation. Malgré tout, leur étude montre que les banques centrales peuvent échouer à accroître les anticipations d’inflation. Les politiques de bilan se révèlent en soi insuffisantes pour changer significativement ces dernières. Selon les modèles des nouveaux keynésiens, l’assouplissement quantitatif ne peut parvenir à changer les anticipations que si la banque centrale parvient à s’engager de façon crédible à laisser une plus forte inflation en changeant de stratégie de politique monétaire. Par exemple, l’adoption d’un assouplissement quantitatif par la Banque du Japon fut synchrone avec un changement de sa stratégie de politique monétaire, puisqu’elle a abandonné son objectif d’inflation de 1 % pour un objectif d’inflation de 2 %. Par contre, la BCE, la Banque d’Angleterre et la Fed ont gardé leur cible d’inflation (en l’occurrence 2 %), ce qui a pu suggérer qu’elles resserraient leur politique monétaire dès que l’inflation s’accélérerait et réduit ainsi l’efficacité leurs mesures non conventionnelles. La crédibilité de ces banques centrales les empêche peut-être précisément à accroître significativement les anticipations d’inflation.
Références