Les données agrégées suggèrent qu’au cours des premières années de la Grande Récession, les salaires réels n’ont pas réagi à la contraction de l’activité, tout du moins pas fortement, même dans des pays particulièrement affectés par la crise. Stephanie Schmitt-Grohé et Martín Uribe (2013) estiment par exemple que les données agrégées disponibles n’indiquent qu’une baisse limitée des salaires réels dans la zone euro depuis le début de la crise. Dans une étude de l’INSEE, David Audenaert, José Bardaji, Raphaël Lardeux, Michaël Orand et Michaël Sicsic (2013) ont de leur côté confirmé que, dans le cas français, la baisse des salaires a été moins marquée que le déclin de la productivité. Bref, les salaires moyens semblent acycliques. Puisque certaines théories suggèrent que les salaires doivent varier librement pour que le marché du travail s’équilibre en réponse à un choc externe négatif, cette apparente rigidité salariale pourrait expliquer la forte hausse du chômage dans plusieurs pays et confirmer la validité de ces théories. Elle pourrait en l'occurrence être plus problématique au sein d'une union monétaire, dans la mesure où chaque pays-membre ne peut s'appuyer sur une dévaluation de son taux de change pour accélérer l'ajustement de son économie et contenir l'effondrement de la demande globale.
Les données agrégées pourraient toutefois dissimuler des changements de composition dans la main-d’œuvre au cours du cycle. En effet, le chômage affecte disproportionnellement les travailleurs à faibles salaires. Lorsque le chômage augmente, la part des plus jeunes et des moins qualifiés dans la main-d’œuvre diminue, si bien que l’âge moyen et la qualification moyenne de la main-d’œuvre tendent à augmenter. Ce mécanisme influence le salaire moyen de façon contracyclique. Lorsque ces effets de composition sont importants, ils peuvent dissimuler la réaction des salaires au cycle d’affaires dans les séries agrégées, c'est-à-dire contenir la baisse du salaire moyen. Or les effets de composition n’ont retenu que très peu l’attention des analystes ces dernières années, malgré la forte hausse du chômage dans plusieurs pays européens depuis 2008 : par exemple, entre 2007 et 2012, le taux de chômage a augmenté respectivement de 16, de 7,8 et de 4,6 points de pourcentage en Espagne, au Portugal et en Italie. En l’occurrence, en Espagne, la part des peu éduqués parmi les travailleurs en emploi a diminué de 8 points de pourcentage entre 2007 et 2012, en passant de 44 % à 36 %.
Grégory Verdugo (2015) a récemment étudié l’ajustement des salaires au cours du cycle d’affaires dans huit grandes économies de la zone euro, en l’occurrence en Autriche, en Belgique, en Espagne, en Finlande, en France, en Italie, aux Pays-Bas et au Portugal, avant et durant la Grande Récession. Il a pris en compte la possible présence d’effets de composition en utilisant les données individuelles harmonisées issues des panels ECHP et SILC. Il a alors obtenu des élasticités de salaires réels au cycle statistiquement significatives : elles sont comprises entre – 1 et – 0,6 pour la période s’étalant entre 1994 et 2011, soit des valeurs proches de celles obtenues par la littérature concernant les Etats-Unis, mais moindres que celles obtenues concernant le Royaume-Uni. Le biais de composition a tout particulièrement contribué à la rigidité apparente des salaires réels moyens dans les données agrégées. Les effets de composition se sont révélés très importants entre 2008 et 2010, ce qui explique la stagnation, voire même l’augmentation, du salaire moyen dans certains pays européens entre 2008 et 2011. Lorsque Verdigo simule une composition de la main-d’œuvre inchangée en termes d’éducation et d’expérience, il met en évidence une forte baisse du salaire moyen au cours de la Grande Récession, en particulier dans les pays les plus affectés par la crise. En outre, certaines preuves empiriques suggèrent que l’ajustement a été hétérogène sur l’ensemble de la répartition des salaires. Verdugo constate que l’élasticité de la croissance des salaires a été plus élevée pour les travailleurs du premier décile que pour le reste des travailleurs. Elle a été deux fois plus importante pour les travailleurs qui ont changé d’emploi que pour les travailleurs qui ont gardé le même emploi.
Ensuite, Verdigo examine plus en détails la répartition des changements salariaux individuels afin d’observer plus finement l’interaction entre l’inflation et les ajustements salariaux. Dans l’ensemble, peu de preuves empiriques suggèrent que les salaires nominaux aient été rigides à la baisse, que ce soit avant la grande Récession ou au cours de celle-ci. Entre 20 % à 40 % des salariés à temps plein qui sont restés au même emploi au connu une baisse de leurs salaires nominaux au bout de deux années et cette proportion s’est fortement accrue avec le récent ralentissement de l’activité. Rien n’indique non plus qu’il y ait eu de plus larges pics à zéro dans la répartition des variations salariales au cours de la Grande Récession. La répartition des variations annuelles de salaires pour les travailleurs qui sont restés au même emploi est devenue plus symétrique ; ce résultat reflète une hausse de la proportion de baisses de salaires dans la répartition salariale. Même si les réductions des salaires nominaux ont été assez fréquentes, l’analyse empirique suggère que la faible inflation en 2009 peut avoir retardé l’ajustement en termes réels. Alors que les baisses nominales furent moins fréquentes en 2010 et en 2011, la part des réductions salariales réelles s’est fortement accrue par rapport à 2009, dans la mesure où le taux d’inflation a augmenté. Les réductions salariales nominales furent plus fréquences dans les pays d’Europe continentale comme la France qu’au Royaume-Uni. Mais comme cette dernière a connu des niveaux d’inflation plus élevés, les réductions salariales réelles furent bien plus importantes au Royaume-Uni.
Références