Durant la Grande Récession, le taux de chômage est passé aux Etats-Unis de 5 % à 10 % entre décembre 2007 et octobre 2009. Les autres économies avancées ont également eu tendance à connaître une détérioration de leur marché du travail, mais l’expérience diffère d’un pays à l’autre.
Deux interprétations concurrentes sont susceptibles d’expliquer cette hausse du chômage. Dans la logique néoclassique, les entreprises embauchent en fonction du coût du travail : elles sont d’autant plus incitées à embaucher que le coût du travail est faible. Si les entreprises voient leurs profits décliner, en l'occurrence si l’économie subit un choc ou si le coût du travail augmente plus rapidement que la productivité, elles doivent pouvoir librement diminuer les salaires pour ne pas avoir à licencier. Par conséquent, le chômage apparaît en raison du manque de flexibilité du marché du travail et notamment de la rigidité des salaires : les salaires ne baissent pas lorsque l’économie subit un choc négatif, si bien que l'emploi devient la variable d'ajustement.
A l'opposé, dans la logique keynésienne, les entreprises prennent leurs décisions de production, d’investissement et d’embauche en fonction de leurs anticipations de demande. Si certaines anticipent qu’elles vendront peu, elles réduisent leur production, diminuent leurs investissements et licencient leur personnel. Cette baisse de la demande peut alors se propager à l’ensemble de l’économie et la faire basculer dans la récession. D’une part, en réduisant ses dépenses d’investissement et ses achats de biens intermédiaires, chaque entreprise réduit les débouchés de d’autres entreprises, ce qui incite ces dernières à se comporter de même. D’autre part, la hausse du chômage déprime la consommation : d’un côté, les travailleurs qui perdent leur emploi voient leur revenu décliner ; de l’autre, les travailleurs toujours en emploi craignent de perdre ce dernier, donc ils sont incités à épargner davantage. Dans les deux cas, la consommation diminue, réduisant davantage les débouchés des entreprises. Dans cette logique, une baisse des salaires risque, non pas de réduire le chômage, mais au contraire de l'aggraver.
Si de tels cercles vicieux sont effectivement à l’œuvre, alors l’économie est susceptible d’être durablement piégée dans la récession. En effet, les entreprises sont désincitées à accroître leur investissement et à embaucher tant qu’elles anticipent une faible demande ; les ménages sont de leur côté désincités à accroître leurs dépenses tant qu’ils anticipent une hausse du chômage. Par conséquent, les keynésiens jugent nécessaire d’assouplir les politiques conjoncturelles : la banque centrale doit réduire les taux d’intérêt, tandis que le gouvernement doit accroître ses dépenses et réduire les impôts, pour inciter les entreprises à investir et les ménages à consommer. Par conséquent, si la hausse du chômage observée suite à la crise du crédit subprime correspond avant tout à une hausse du chômage keynésien, alors il aurait été justifié que les gouvernements aient poursuivi leurs mesures de relance au lieu d’embrasser l’austérité à partir de 2010.
Il y a toutefois peu de preuves empiriques confirmant l’importance du canal de propagation par la demande, notamment parce qu’il est difficile de distinguer les différentes vagues de destructions d’emplois dans les données. Par exemple, le secteur automobile peut licencier des ouvriers ; ces ouvriers iront alors moins souvent au restaurant ; les restaurants licencieront des serveurs, or les serveurs qui perdent leur emploi réduiront leurs achats de voitures, provoquant par là des destructions d’emplois dans le secteur automobile.
A travers leurs divers travaux, Atif Mian et Amir Sufi ont montré que les comtés américains qui ont connu avant la crise les plus fortes hausses des prix de l’immobilier et de l’endettement des ménages ont été précisément ceux qui ont connu les plus fortes chutes de la consommation et de l’emploi au cours de la crise. Lorsque les prix de l’immobilier augmentent, les ménages sont incités à davantage consommer en raison des effets de richesse. Réciproquement, lorsque les prix de l’immobilier chutent, les ménages voient la valeur de leur patrimoine s’effondrer, ce qui les incite à réduire leurs dépenses, en particulier s’ils sont endettés. Cette réduction de la consommation réduit les débouchés des entreprises et les incite à licencier. Or la hausse du chômage accroît davantage les difficultés des ménages à assurer le service de leur dette, ce qui les amène à réduire davantage leurs dépenses.
Afin de mieux saisir le séquençage des différentes vagues de destructions d’emplois, plusieurs auteurs ont observé l’évolution respective de l’emploi dans les secteurs produisant des biens échangeables (comme des voitures) et dans les secteurs produisant des biens non échangeables (par exemple, les services de restauration). Ce faisant, Mian et Sufi (2012) constatent qu’entre 2007 et 2009 les destructions d’emplois dans le secteur de biens non échangeables sont plus fortes dans les comtés qui s’endettèrent le plus lors de la crise et qui furent touchés par les plus graves difficultés de bilan, alors que les destructions d’emplois dans le secteur de biens échangeables sont réparties uniformément dans l’ensemble des comtés. Leurs résultats ne s’expliquent ni par des chocs d’incertitude, ni par une détérioration du chômage structurel. Mian et Sufi estiment que la contraction de la demande globale associée à la détérioration des bilans des ménages expliquerait environ 4 millions des pertes d’emplois observées entre 2007 et 2009, c’est-à-dire les deux tiers d’entre elles.
Poursuivant dans la même logique, Ha Nguyen (2015) montre alors que les comtés américains présentant une plus forte exposition aux secteurs de biens échangeables connurent davantage de destructions d’emplois dans les secteurs de biens non échangeables au cours de la Grande Récession. Il explique cela par le fait que les salariés travaillant dans le secteur produisant des biens échangeables ont réduit leurs dépenses de consommation, ce qui a déprimé les ventes des entreprises produisant des biens non échangeables. Son constat ne s’explique ni par des expositions au secteur de la construction, ni par l’effondrement des prix de l’immobilier, ni par des problèmes d’offre de crédit. En outre, les effets de débordement sont encore plus forts lorsque Nguyen se penche sur les destructions d’emplois dans les secteurs produisant des biens non échangeables dont l’élasticité-revenu est la plus forte. Enfin, il se focalise sur l’exposition aux secteurs produisant des biens échangeables et qui furent les plus fortement affectés par la crise, notamment le secteur automobile, le pétrole et le gaz. Il constate alors que les zones les plus exposées à ces activités ont connu les plus fortes destructions d’emplois dans les secteurs produisant des biens non échangeables.
De son côté, Bas Bakker (2015) accepte l'idée que l'insuffisance de la demande ait contribué à la hausse du chômage dans plusieurs pays avancés durant la Grande Récession, mais pour partie seulement. Certes les variations de la production expliquent les variations des taux de chômage, mais pas entièrement. En l’occurrence, le degré d’ajustement des salaires réels aurait également joué un rôle dans la détérioration des marchés du travail. Dans les pays où les salaires réels s’ajustèrent rapidement lorsque l’activité ralentit, les pertes d’emplois furent modestes. Ce fut par exemple le cas du Royaume-Uni qui vit son taux d’emploi passer de 72 à 73 % entre 2007 et 2014, alors que ses salaires réels diminuèrent de 3 %. Par contre, dans d’autres pays, la croissance des salaires réels est restée trop forte, ce qui entraîna des destructions d’emplois, qui accrurent certes la productivité du travail, mais contribuèrent également à la forte hausse du chômage. Ce fut notamment le cas de l’Espagne qui vit son taux d’emploi passer de 68 à 59 %, alors que ses salaires réels s’accrurent de 12 %. Ces résultats pourraient toutefois s'expliquer par l'ampleur de la contraction de la demande : si le taux d'emploi a fortement chuté en Espagne, alors qu'il continuait à augmenter au Royaume-Uni, c'est peut-être parce que la demande s'est davantage contractée en Espagne qu'au Royaume-Uni...
Références
BILS, Mark, Peter J. KLENOW & Benjamin A. MALIN (2012), « Testing for Keynesian labor demand », NBER, working paper, n° 18149, juin.
MIAN, Atif R., & Amir SUFI (2010), « Household leverage and the recession of 2007 to 2009 », NBER, working paper, n° 15896, avril.
MIAN, Atif R., & Amir SUFI (2012), « What explains high unemployment? The aggregate demand channel », NBER, working paper, n° 17830, février.