Avant qu’éclate la crise financière mondiale, d’amples déséquilibres se sont accumulés au sein de la zone euro. D’un côté, certains pays au « cœur » de la zone euro, en particulier l’Allemagne, ont cherché à contenir la hausse de leur coût du travail domestique afin de gagner en compétitivité et d’accroître leurs exportations. Cette stratégie s’est révélée payante pour l’Allemagne, puisqu’elle génère un excédent courant supérieur à 6 % du PIB depuis 2006. Parallèlement, d’autres pays, en particulier ceux situés en « périphérie » de la zone euro, ont été marqués par des déficits chroniques. La baisse des taux d’intérêt nominaux suite à l’adoption de la monnaie unique, dans un contexte d’inflation relativement élevée, a réduit les taux d’intérêt réels et stimulé l’endettement domestique. L’expansion résultante du crédit a stimulé la demande intérieure et les prix d’actifs. L’accroissement de la demande s’est traduite par une hausse des importations, donc une dégradation du solde courant, mais elle a aussi participé à entretenir en retour l’inflation. Cette dernière a alimenté la hausse des salaires domestiques. La compétitivité externe des pays périphériques s’est dégradée, ce qui a creusé davantage le déficit. Les bulles sur les marchés d’actifs ont pu persister tant que les capitaux affluaient du reste du monde (et notamment du cœur de la zone euro) pour financer le déficit extérieur. Avec la crise financière mondiale, les entrées de capitaux se sont taries dans la périphérie, imposant à cette dernière de s’ajuster violemment. La production domestique s’est alors contractée et le chômage s’est envolé.
Les dévaluations peuvent contribuer à stimuler l’activité économique dans une économie donnée, en particulier lorsque celle-ci connaît une récession. Elles accroissent la compétitivité des produits domestiques sur les marchés internationaux et renchérissent le prix des importations, si bien qu’elles stimulent la demande externe, tout en incitant les résidents à réduire leurs importations pour se tourner vers des produits domestiques. Tout pays-membre d’une union monétaire ne peut par définition dévaluer son taux de change. Il peut toutefois chercher à simuler une dévaluation en s’appuyant non pas sur le taux de change, mais sur des moyens internes, notamment les réductions salariales ou les modérations salariales. C’est précisément cette stratégie que l’Allemagne a mis en œuvre durant la première moitié des années deux mille afin de gagner en compétitivité. Et c’est également la stratégie que les pays en difficulté de la zone euro ont embrassé ces dernières années : en mettant en œuvre une dévaluation interne, ils pourraient non seulement stimuler leur activité domestique, mais aussi éliminer les écarts de compétitivité qu’ils accusent avec le cœur de la zone euro.
Jörg Decressin, Raphael Espinoza, Ioannis Halikias, Daniel Leigh, Prakash Loungani, Paulo Medas, Susanna Mursula, Martin Schindler, Antonio Spilimbergo et TengTeng Xu (2015) ont modélisé l’impact d’une modération salariale en zone euro. Ils constatent que l’ampleur et la signe des répercussions de la modération salariale sur la production à court terme dépendent de plusieurs conditions, notamment du nombre d’économies poursuivant une modération salariale dans la période courante et de la politique monétaire. En l’occurrence, si un pays-membre en difficultés procède isolément à une modération salariale, celle-ci peut effectivement lui permettre de regagner en compétitivité et de stimuler son activité domestique. Par contre, si plusieurs pays embrassent la modération salariale au même instant, celle-ci peut au contraire dégrader l’activité domestique, non seulement au sein de chacun de ces pays, mais aussi dans l’ensemble de la zone euro. On retrouve ici le « paradoxe de la flexibilité » relevé par Keynes : lorsqu’un pays baisse ses salaires, il accroît la compétitivité externe de ses produits, ce qui stimule ses exportations, accélère sa croissance et contribue à réduire son chômage. Par contre, lorsque tous les pays réduisent leurs salaires simultanément, alors la consommation se contracte, si bien que chaque pays réduit ses importations et voit par là même ses exportations s’écrouler. Les entreprises réduisent alors leur production et le chômage tend à augmenter. Si les pays étaient initialement en récession, cette dernière ne fait que s’aggraver.
Decressin et ses coauteurs montrent ainsi que lorsque plusieurs pays-membres optent simultanément pour une modération salariale, celle-ci doit s’accompagner d’un puissant assouplissement monétaire. Si la banque centrale dispose d’une marge suffisante pour réduire ses taux directeurs, la baisse des taux compense les répercussions négatives que la modération salariale des pays périphériques génère sur le reste de l’union monétaire ; les taux d’intérêt de long terme diminuent, ce qui stimule l’investissement et la consommation de biens durables. Si les taux d’intérêt nominaux sont déjà contraints par leur borne inférieure zéro, c’est-à-dire si les économies sont susceptibles de faire face à une trappe à liquidité, alors la banque centrale doit adopter des mesures non conventionnelles. Rien n’assure toutefois que ces dernières soient efficaces. Or, si la banque centrale n’assouplit pas suffisamment sa politique monétaire, la production de la zone euro se contracte à court terme.
Charles Bean (1998) avait notamment déjà montré qu’une réduction des salaires est susceptible de dégrader l’activité économique à court terme si elle ne s’accompagnait pas parallèlement de politiques conjoncturelles expansionnistes. Les pays périphériques n’ont toutefois qu’une marge de manœuvre budgétaire limitée en raison de leurs niveaux élevés d’endettement public. Dans le cadre de la zone euro, une alternative à l’assouplissement monétaire pourrait être le recours à la relance budgétaire dans les pays disposant d’une marge de manœuvre budgétaire, en l’occurrence dans les pays au cœur de la zone euro. Une expansion dans le cœur de la zone euro pourrait en effet stimuler l’activité des pays périphériques, notamment via le canal des échanges commerciaux, compenser l’impact récession de la modération salariale et faciliter l’ajustement de leur économie. Olivier Blanchard, Christopher Erceg et Jesper Lindé (2015) ont déterminé l’efficacité d’une telle relance budgétaire.
La modération salariale des pays périphériques pourrait aussi gagner en efficacité si elle s’accompagnait parallèlement d’une accélération des hausses salariales dans le cœur de la zone euro. Selim Elekdag et Dirk Muir (2015) ont précisément observé les répercussions qu’une hausse des salaires nominaux en Allemagne pourrait avoir sur le reste de la zone euro. D’après leur modélisation, si la hausse salariale est exogène, par exemple si elle provient d’une réforme du marché du travail renforçant le pouvoir de négociation des travailleurs, alors elle pourrait réduire l’excédent courant allemand, mais en déprimant l’activité en Allemagne, tout comme dans le reste de la zone euro. Par contre, si la hausse salariale résulte d’un accroissement de la demande de travail, alors elle pourrait accroître la consommation et l’investissement en Allemagne, ce qui stimulerait l’activité non seulement en Allemagne, mais aussi dans le reste de la zone euro. Les écarts de compétitivité entre l’Allemagne et les pays périphériques seraient plus rapidement éliminés et la périphérie profiterait d’un surcroît de demande extérieure avec l’expansion de la demande allemande.
Références
BLANCHARD, Olivier, Christopher J. ERCEG & Jesper LINDÉ (2015), « Jump-starting the euro area recovery: Would a rise in core fiscal spending help the periphery? », Banque de Suède, working paper, n° 304, juillet.