La Grande Récession a été si violente et l’inflation s’est par la suite tellement affaiblie que plusieurs banques centrales ont dû ramener leurs taux directeurs au plus proche de zéro. Un tel assouplissement s’est toutefois révélé insuffisant pour ramener les économies au plein emploi et le taux d’inflation à sa cible (généralement 2 %). Pour certains, le taux d’intérêt naturel, c’est-à-dire le taux d’intérêt qui devrait être en vigueur pour stabiliser l’activité et assurer le plein emploi, a même été fortement négatif. Dans une telle situation de trappe à liquidité, beaucoup de banques centrales ont multiplié les mesures « non conventionnelles » pour assouplir davantage leur politique monétaire. Elles ont par exemple réalisé des achats d’actifs à grande échelle, notamment dans le cadre de programmes d’assouplissement quantitatif et elles ont cherché à mieux guider les anticipations des agents à travers la pratique du forward guidance. Certains suggèrent également que les banques centrales relèvent le taux d’inflation qu’elles ciblent, qu’elles se mettent à cibler le PIB nominal ou encore qu’elles émettent de la monnaie-hélicoptère. Aujourd’hui, la Réserve fédérale envisage peut-être de relever enfin ses taux directeurs, mais beaucoup des autres banques centrales du monde développé cherchent toujours à davantage soutenir l’activité économique.
GRAPHIQUE Les taux directeurs de la BCE, de la Banque nationale du Danemark, de la Banque nationale suisse et de la Banque de Suède (en %)
Beaucoup supposent que la borne inférieure effective des taux directeurs est proche de zéro, mais pas inférieure à celle-ci. Or, plusieurs banques centrales ont adopté ces dernières années des taux d’intérêt négatifs. Depuis le milieu de l’année 2014, quatre banques centrales ont introduit des taux directeurs négatifs : la Banque nationale du Danemark, la Banque centrale européenne, la Banque nationale suisse et la Banque de Suède. En l’occurrence, soit elles ont appliqué un taux d’intérêt négatif sur les dépôts des banques commerciales (cas de la Banque nationale suisse, de la Banque nationale du Danemark et de la BCE), soit elles ont réduit la cible de leur principal taux directeur sous zéro (cas avec la Banque de Suède et la Banque nationale suisse). Ces diverses banques centrales ont généralement adopté des taux d’intérêt négatifs pour stimuler plus amplement leur économie, dans un contexte de faible inflation et de faible croissance ; comme ce contexte persiste, il est probable qu’elles cherchent à davantage pousser leurs taux directeurs en territoire négatif : par exemple, lors de la réunion qui s’est tenue aujourd’hui, la BCE a passé son taux d’intérêt de facilité de dépôt de -0,2 % à -0,3 %. Au Danemark et en Suisse, les banques centrales ont introduit des taux négatifs afin de freiner les entrées de capitaux et de contenir l’appréciation du taux de change. Ces dernières années, même les autres banques centrales, notamment la Fed, n’ont pas exclu la possibilité de réduire leur taux directeur en deçà de zéro.
La transmission d’une variation des taux directeurs négatifs à l’activité économique devrait être en théorie assez similaire à celle d’une variation des taux directeurs au-dessus de zéro [Jackson, 2015]. Les taux directeurs négatifs vont décourager les banques à détenir des réserves excessives à la banque centrale et donc les inciter à prêter, ce qui se traduit par une baisse des taux d’intérêt. En outre, les agents sont incités à ne pas laisser leur épargne oisive sur leurs comptes bancaires, mais plutôt à la placer sous la forme d’actions et d’obligations, ce qui contribue à pousser les prix d’actifs à la hausse via les rééquilibrages de portefeuille. La baisse des taux d’intérêt devrait stimuler le crédit, tandis que la hausse des prix d’actifs devrait générer des effets de richesse. La plus grande disponibilité du crédit et les effets de richesse incitent les résidents, notamment les entreprises et les ménages, à davantage dépenser. En décourageant les entrées de capitaux, les taux directeurs négatifs vont pousser le taux de change à la baisse, donc accroître la compétitivité des produits domestiques sur les marchés internationaux et par là les exportations. L’accroissement de la demande domestique et extérieure stimule alors la production, incite les entreprises à embaucher et conduit finalement à une accélération de l’inflation. En outre, les taux d’intérêt négatifs sont susceptibles de réduire la charge de la dette publique, ce qui accroîtrait la marge de manœuvre budgétaire des gouvernements et leur permettrait de ralentir le rythme de la consolidation budgétaire, réduisant par là la contrainte que cette dernière fait peser sur l’activité.
Les banques centrales ont pu envisager d’adopter des taux d’intérêt négatifs pour éviter les effets pervers que l’on prête aux autres mesures non conventionnelles, notamment à l’assouplissement quantitatif. Les taux d’intérêt négatifs ne sont pourtant pas sans susciter également des inquiétudes. Par exemple, ils sont susceptibles de réduire la profitabilité des banques commerciales et de dégrader finalement l’intermédiation financière. Les banques pourraient être incitées à moins emprunter à la banque centrale pour éviter les réserves excessives et éviter ainsi d’avoir à payer un taux de dépôt négatif, auquel cas les taux d’intérêt pourraient s’accroître sur les marchés interbancaires et obligataires, annulant les bénéfices initiaux des taux directeurs négatifs. Incapables de proposer des rendements attractifs, les fonds monétaires risquent davantage de s’effondrer. Des sociétés financières comme les assureurs et les fonds de pension pourraient être incitées à prendre davantage de risques et à se lancer dans une chasse au rendement particulièrement agressive, ce qui risque de provoquer à terme une nouvelle crise financière. L’ensemble des agents pourraient être incités à prépayer leurs achats et à retarder l’encaissement de chèques, si bien qu’un large volume de liquidité pourrait rester oisif dans l’économie au lieu de financer l’activité productive [McAndrews, 2015]. Les agents sont incités à ne pas laisser leur monnaie sur leurs comptes, ce qui accroît le risque de paniques bancaires, donc à nouveau le risque d’effondrement du secteur bancaire. Enfin, la réduction de la charge de la dette publique pourrait provoquer une baisse excessive des primes de risque souverain, si bien que les taux d’intérêt sur les titres publics seront susceptibles de connaître à l’avenir de plus fortes corrections ; les gouvernements seront quant à eux désincités à surveiller leurs finances publiques et à mettre en œuvre des réformes structurelles [Hannoun, 2015].
Harriet Jackson (2015) a récemment cherché à tirer les leçons de la récente expérience des banques centrales avec les taux d’intérêt négatifs. Elle voit émerger un consensus selon lequel la borne inférieure effective des taux d’intérêt nominaux est négative. Des estimations grossières suggèrent qu’elle pourrait se situer autour de -2 %, bien qu’il y ait une forte incertitude sur sa valeur exacte ; en pratique, elle pourrait plutôt se situer autour de -1 %. En pratique, la transmission des taux directeurs négatifs fonctionne, bien que la transmission aux taux prêteurs et aux taux de dépôt des banques ait généralement été partielle. Les banques se sont en effet révélées réticentes à proposer des taux négatifs à leurs déposants. L’impact sur l’économie réelle de légères variations de taux directeurs négatifs semble plus modeste que celui de variation équivalente de taux directeurs positifs. Enfin, Jackson identifie peu de preuves empiriques suggérant que les taux directeurs négatifs génèrent une volatilité excessive sur les marchés financiers : en présence de taux d’intérêt négatifs, les marchés financiers ont continué de fonctionner sans perturbation significative et il n’y a pas eu de paniques bancaires, du moins jusqu’à présent.
Références