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10 janvier 2016 7 10 /01 /janvier /2016 15:31

Au cours de la crise financière mondiale et dans les premiers temps de la reprise qui l’a suivie, les responsables politiques et en particulier les banquiers centraux ont cherché à coopérer pour restaurer la stabilité financière et stabiliser l’activité. Par exemple, la Réserve fédérale américaine et cinq autres banques centrales majeures se sont coordonnées pour réduire simultanément leurs taux directeurs en octobre 2008. Par la suite, la Fed a échangé des dollars avec des devises étrangères dans le cadre d’accords de swaps de devises avec quatorze banques centrales, notamment des pays émergents. Mais une fois la reprise mondiale pleinement amorcée, plusieurs responsables politiques et analystes à travers le monde affirmèrent que les mesures ultra-accommodantes de la Fed nuisaient à leur économie. Par exemple, en novembre 2010, lorsque la Fed débuta les achats d’actifs dans le cadre de son deuxième programme d’assouplissement quantitatif, Guido Mantega, alors ministre des Finances brésilien, affirma que la banque centrale américaine menait une véritable « guerre de devises » : la Fed assouplissait sa politique monétaire pour affaiblir le taux de change du dollar et procurer par là même une avantage comparatif aux Etats-Unis dans les échanges commerciaux. Une dépréciation permettrait à un pays d’accroître ses exportations, mais en réduisant celles du reste du monde : elle serait donc un jeu à somme nulle.

Lors d’une conférence organisée par le FMI au mois de novembre dernier, Ben Bernanke (2016a) a mis à l’épreuve une telle idée. L’ancien gouverneur de la Fed rappelle que les dépréciations compétitives étaient déjà un sujet de discorde au cours de la Grande Dépression des années trente. Les pays qui connurent le plus rapidement une reprise furent ceux (comme la Grande-Bretagne) qui quittèrent le plus tôt l’étalon-or pour laisser leur devise se déprécier vis-à-vis de celles des pays (comme la France) qui restèrent dans l’étalon-or. Certains économistes, notamment Joan Robinson, estimaient alors que les premiers renouèrent avec la croissance aux dépens des seconds. En fait, selon Bernanke, l’abandon de l’étalon-or n’a pas seulement permis aux pays de profiter de la réallocation des échanges en laissant leur monnaie se déprécier : il leur donna une plus large marge de manœuvre pour adopter des politiques expansionnistes. Ces dernières contribuèrent à accroître la demande mondiale et à accélérer la reprise mondiale. Aujourd’hui, tout comme durant les années trente, beaucoup se focalisent sur un unique canal de transmission de la politique monétaire, en l’occurrence son impact sur le taux de change, en négligeant les autres. Or, si un pays stimule son activité domestique avec la dépréciation de sa devise, ses résidents profitent de la hausse de leurs revenus pour accroître leurs importations. Les données empiriques suggèrent effectivement que les effets de revenu que la politique monétaire est susceptible d’avoir sur les exportations américaines tendent à compenser les effets de taux de change.

GRAPHIQUE 1  Les contributions des exportations nettes au PIB américaine (en points de pourcentage)

Bernanke, la Fed et le reste du monde

source : Bernanke (2016a)

Surtout, Bernanke estime que rien n’assure que la Fed se soit récemment engagée dans une guerre des devises. Une telle politique non coopérative est en effet censée accroître les exportations nettes. Le déficit commercial américain s’est effectivement contracté en 2008 et en 2009, mais en raison de la crise et de la contraction subséquente de la demande domestique. Les exportations nettes contribuèrent alors à stimuler l’activité américaine (cf. graphique 1). Depuis 2010, les exportations nettes ne contribuent que très peu à la croissance américaine totale ; elles ont même pesé sur cette dernière en 2010 et en 2014. En outre, le dollar s’est effectivement déprécié au début de l’année 2011, peu après que la Fed ait lancé son deuxième programme d’assouplissement quantitatif, mais il s’est ensuite apprécié lors de la seconde moitié de l’année 2011 (cf. graphique 2). Son appréciation s’est ensuite poursuivie, tout d’abord lentement, puis rapidement à partir du milieu de l’année 2014. En d’autres termes, si la Fed s’est effectivement lancée dans une guerre de devises, cette dernière n’a pas réussi.

GRAPHIQUE 2  Les contributions des exportations nettes au PIB américaine (en points de pourcentage)

Bernanke, la Fed et le reste du monde

source : Bernanke (2016a)

Bernanke (2016b) s’est ensuite attaqué à l’idée selon laquelle les changements de la politique monétaire de la Fed, qu’il s’agisse aussi bien des assouplissements que des resserrements monétaires, aient des répercussions perverses sur les marchés financiers dans le reste du monde, en particuliers dans les pays émergents. Certains, comme Raghuram Rajan, l’actuel gouverneur de la banque centrale indienne, estiment que les décisions de la Fed accroissent la volatilité des capitaux. En l’occurrence, le maintien des taux directeurs de la Fed à leur borne zéro et l’adoption des divers programmes d’assouplissement quantitatif auraient alimenté les entrées de capitaux dans les pays émergents et provoqué par là même une appréciation de la devise et une expansion insoutenable du crédit. Réciproquement, le retrait de ces mêmes mesures accommodantes stimulerait la sortie de capitaux des pays émergents, exposant ces derniers à un effondrement du crédit et des prix d’actifs, comme le suggère l’épisode du « taper tantrum » de 2013 : Bernanke, alors à la tête de la Fed, avait fait référence en mai à l’éventualité d’un ralentissement (tapering) des achats d’actifs de la banque centrale américaine d’ici la fin de l’année. Beaucoup interprétèrent ces déclarations comme signalant une hausse prochaine des taux directeurs américains. Les pays émergents, notamment les « cinq fragiles » (l’Afrique du Sud, le Brésil, l’Inde, l’Indonésie et la Turquie) connurent par la suite des sorties de capitaux, une dépréciation de leur devise et un ralentissement de leur croissance. 

Bernanke assure que, si la Fed déstabilise les marchés financiers étrangers, chose pour laquelle il n'est pas entièrement convaincu, elle ne le fait pas délibérément. En outre, si la politique monétaire américaine a effectivement des répercussions sur la stabilité financière, alors ces dernières posent également des problèmes pour les Etats-Unis. Pour Bernanke, le dilemme entre stabilité financière et stabilité macroéconomique auquel une banque centrale fait face au niveau mondial est le même auquel elle fait face au niveau domestique. Or, selon lui, les banques centrales ne doivent pas négliger les risques d’instabilité financière, mais elles ne doivent pas être détournées de leurs objectifs domestiques de plein emploi et de faible inflation pour des raisons de stabilité financière. Pour assurer cette dernière, la politique monétaire est un instrument peu efficace, ne serait-ce que parce que l’impact exact de la politique monétaire sur la stabilité financière est encore imprécis. Même s’il était possible de déceler la formation d’une bulle, le resserrement de la politique monétaire pourrait non seulement avoir peu d’effet sur cette bulle, mais elle risquerait surtout d’affecter l’activité dans l’ensemble de l’économie. Ce sont la réglementation financière et les mesures de politique macroprudentielle qui doivent être utilisées pour garantir la stabilité financière, et ce même dans les pays émergents.

Enfin, Bernanke (2016c) s’est demandé pourquoi la Fed est la cible de telles critiques, alors même que d’autres banques centrales se sont engagées dans des politiques monétaires aussi agressives ces dernières années, notamment la Banque du Japon, la Banque d’Angleterre et la BCE. Cela s’explique selon lui par le rôle dominant que joue le dollar américain, aussi bien dans les échanges de marchandises, que dans les échanges sur les marchés des capitaux. Ce rôle a profondément changé depuis un siècle. Avec l’instauration du système de Bretton Woods au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les devises furent ancrées au dollar. Les Etats-Unis eurent alors une large marge de manœuvre pour poursuivre des objectifs de politique économique domestiques et générer de larges déficits courants. Valéry Giscard d’Estaing a ainsi pu dire que les Etats-Unis bénéficiaient d’un « privilège exorbitant ».

Le système de Bretton Woods s’est écroulé dans les années soixante-dix et les pays ont alors eu la possibilité de choisir leur régime de change. Pourtant, le dollar a gardé son rôle prodéminant, notamment en raison de les effets d’inertie : les gens sont habitués à utiliser le dollar et une devise internationale est d’autant plus utile qu’elle est utilisée par le plus grande nombre. Au cours des dernières décennies, le dollar s’est aussi révélé être un intermédiaire des échange et une réserve de valeurs des plus efficaces. En effet, depuis les années quatre-vingt, l’inflation est restée faible et stable aux Etats-Unis ; les marchés financiers américains sont les plus profonds et les plus liquides à travers le monde ; il y a une large offre d’actifs libellés en dollars qui sont considérés comme très sûrs, notamment les bons du Trésor américains, ce qui permet au dollar de continuer de jouer un rôle de « devise refuge » au cours des périodes de turbulences financières ; la Fed a su jouer efficacement son rôle de prêteur en dernier ressort, même au niveau mondial avec ses opérations de swaps de devises avec les autres banques centrales. Mais pour Bernanke, les Etats-Unis ne tirent actuellement que des bénéfices symboliques du rôle international joué par leur devise. La concurrence exercée par les autres devises, notamment le yen et l’euro, a significativement érodé le « privilège exorbitant » des Etats-Unis. Pour preuve, les taux d’intérêt que les Etats-Unis payent sur les actifs sûrs, notamment les titres publics, ne sont en général pas plus faibles que ceux payés par les autres pays. En outre, lorsque le dollar joue son rôle de « valeur refuge », il tend à s’apprécier, ce qui pénalise la compétitivité des produits américains sur les marchés internationaux, précisément à un moment où l’environnement économique est le plus hostile.

Ce qui distingue la transmission de la politique monétaire américaine par rapport à la transmission des politiques monétaires des autres banques centrales est le fait que beaucoup d’emprunteurs dans les pays émergents empruntent en dollar. Pour autant, Bernanke estime que la Fed ne joue pas un rôle de « banque centrale du monde ». Le taux d’intérêt pertinent pour les décisions d’investissement et d’embauche d’une entreprise étrangère est le coût d’emprunt mesuré en termes de devise locale, non le taux d’intérêt du dollar. Ainsi, lorsque la Fed resserre sa politique monétaire, les emprunteurs autour du monde ne font pas pour autant face à des conditions d’emprunt plus strictes. La politique monétaire de la Fed affecte par contre le coût de remboursement des prêts existants, or beaucoup de prêts en dollar accordés aux emprunteurs étrangers ne sont pas couverts contre le risque de change. Si la Fed resserre sa politique monétaire et si le dollar s’apprécie fortement, ces prêts, qui apparaissaient initialement bon marché, deviendront très coûteux. Heureusement, le dollar s’est considérablement apprécié au cours des 18 derniers mois et, pour l’heure, il n’y a pas eu de problèmes financiers majeurs.

 

Références

BERNANKE, Ben (2015), « Federal reserve policy in an international context », document de travail, présenté à la 16ème conférence annuelle Jacques Polak, organisée par le FMI, novembre.

BERNANKE, Ben (2016a), « What did you do in the currency war, Daddy? », in Ben Bernanke’s blog, 5 janvier.

BERNANKE, Ben (2016b), « Tantrums and hot money: How does Fed policy affect global financial stability? », in Ben Bernanke’s blog, 6 janvier.

BERNANKE, Ben (2016c), « The dollar’s international role: An “exorbitant privilege”? », in Ben Bernanke’s blog, 7 janvier.

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