Les analystes cherchent à déterminer l’écart de production (output gap), c’est-à-dire l’écart entre le niveau de la production courante et le niveau de la production potentielle, pour déterminer quelles mesures les autorités doivent adopter. Lorsque la production est en-deçà de son niveau potentiel, ce qui est le cas lorsque la demande globale est insuffisante, l’économie risque de basculer en récession, de voir le chômage augmenter et de connaître des tensions déflationnistes. Les autorités publiques doivent alors assouplir leurs politiques conjoncturelles pour stimuler la demande globale, et ce d’autant plus rapidement qu’une production durablement déprimée tend à réduire la production potentielle de l’économie via les effets d’hystérèse. Par contre, lorsque la production tend à dépasser son niveau potentiel, l’économie fait face à des pressions inflationnistes et la croissance finit par être contrainte par des goulots d’étranglement. Les autorités peuvent alors resserrer leurs politiques conjoncturelles pour freiner la demande globale et éliminer les pressions inflationnistes. Toutefois, le mieux dans une telle situation reste peut-être de mettre en œuvre des politiques d’offre, afin d’accroître les capacités de production, mais les effets d’une réforme structurelle sont plus lents à se révéler que ceux d’une politique conjoncturelle.
En pratique, il est toutefois difficile de déterminer quelle orientation (expansionniste ou restrictive) donner aux politiques conjoncturelles, en particulier en temps réel (1). Si dans la plupart des pays développés, un consensus a rapidement émergé lors de la récession en faveur de l’adoption d’un plan de relance budgétaire en vu de stimuler une demande globale manifestement déprimée et sortir les économies de la récession, l’orientation de la politique budgétaire a fait l’objet de plus profonds débats une fois la reprise mondiale amorcée au milieu de l’année 2009. Pour certains, après la stimulation de la demande globale, il était devenu nécessaire de stimuler l’offre via des réformes structurelles, et ce d’autant plus que la crise financière a pu déprimer la production potentielle, donc réduire bien plus amplement les output gaps que ne le suggéraient les estimations. En outre, la dette publique avait fortement augmenté suite à la Grande Récession, alimentant l’inquiétude quant à la soutenabilité de la dette publique. Fin 2009, la Grèce, puis d’autres pays-membres de la zone euro (les pays « périphériques »), ont commencé à connaître des tensions sur leurs marchés obligataires. L’ensemble des gouvernements, aussi bien dans la zone euro que dans ont alors resserré leur politique budgétaire en 2010 pour réfréner les tensions sur les marchés de la dette et éviter une contagion. Cette généralisation de l’austérité budgétaire semblait d’autant plus opportune que plusieurs études suggéraient alors qu’un niveau élevé de dette publique nuisait fortement à la croissance. Pour d’autres, le resserrement de la politique budgétaire de 2010 a été hâtif et contreproductif, en particulier dans la zone euro : la demande globale restait excessivement insuffisante et la production en-deçà de son niveau potentiel, si bien que les plans d’austérité budgétaire ont non seulement accru les coûts de la Grande Récession (que ce soit en termes de pertes de revenu ou en termes de chômage), mais également contribué à davantage accroître les ratios dette publique sur PIB. En d’autres termes, les politiques budgétaires auraient dû rester accommodantes, tant que le chômage restait à un niveau élevé et l’inflation à un faible niveau.
Les estimations de l’écart de production de la zone euro sont toujours très différentes d’une étude à l’autre, mais beaucoup d’entre elles sont comprises entre -3 % et -2 %. Dans une récente étude publiée par la BCE, Marek Jarociński et Michele Lenza (2016) ont remis en question ce consensus. Puisque l’inflation tend à s’accélérer lorsque la production est supérieure à son potentiel et au contraire à décélérer lorsque la production est inférieure à son potentiel, les deux économistes ont observé les dynamiques de l’inflation de la zone euro pour déterminer le niveau de leur production potentiel et en déduire l’écart de production. Ayant en tête une relation de type courbe de Phillips reliant l’écart de production à l’inflation, ils utilisent un modèle factoriel dynamique bayésien de l’inflation sous-jacente et d’un ensemble d’indicateurs d’activité réelle. Ils étudient alors plusieurs scénarii en considérant différentes hypothèses.
Les différents scénarii que Jarociński et Lenza considèrent présentent la même datation des pics et des creux : l’écart de production s’est fortement élargi à partir de 2008, avant de commencer à se refermer dès l’année suivant, avant de s’élargir à nouveau et plus fortement en 2011. Par contre, les divers scénarii donnent des estimations différentes pour le niveau de l’écart de production (cf. graphique). En 2014-2015, l’écart de production était de -2 % selon les estimations les plus optimistes et de -6 % selon les estimations les plus pessimistes. Selon certains modèles, la croissance tendancielle n’a pas beaucoup changé au cours du temps et la récente lenteur de la croissance de la zone euro reflète la persistance d’un large écart de production. D’autres versions du modèle suggèrent au contraire que la croissance tendancielle a fortement décéléré dans la zone euro et que l’écart de production était proche de zéro en 2014.
GRAPHIQUE Estimations de l’écart de production de la zone euro (en % du PIB potentiel)
Afin de discriminer entre les différents scénarii, Jarociński et Lenza les ont classés selon la précision de leurs prévisions hors échantillon et en temps réel de l’inflation sous-jacente. Le modèle qui apparaît alors comme le plus précis dans la prévision de l’inflation au cours de la dernière décennie suggère que l’écart de production dans la zone euro s’est maintenu en moyenne à environ -6 % en 2014 et en 2015. Jarociński et Lenza en concluent qu’après la crise de la dette souveraine l’écart de production a été bien plus large que ne l’ont suggéré les estimations officielles. Autrement dit, la consolidation budgétaire amorcée en 2010 apparaît effectivement précipitée : les politiques conjoncturelles de la zone euro auraient dû rester accommodantes pour refermer l’écart de production et ainsi accélérer le reflux du chômage et dénouer les pressions déflationnistes.
(1) D’une part, la production potentielle n'est pas directement observable, mais doit nécessairement faire l’objet d’estimations. Et surtout, les études ne s’appuient pas forcément sur la même définition de la production potentielle. Pour certains, il s’agit du niveau maximal que peut atteindre la production sans générer de pressions inflationnistes ; pour d’autres, il s’agit du niveau qu’atteindrait la production si les prix étaient pleinement flexibles, etc.
Référence