Après avoir été relativement ignorées par les économistes pendant plusieurs décennies, les inégalités de revenu se sont retrouvées inscrites au centre des analyses économiques et des débats politiques après la récente crise financière mondiale. Pour les néoclassiques, une hausse des inégalités est nécessaire, tout du moins initialement, pour amorcer la croissance économique : une minorité doit initialement s’enrichir pour épargner et ainsi financer l’accumulation du capital. C’est notamment pour cette raison que Kuznets considérait que les premiers temps de l’industrialisation et de la croissance économique s’accompagnaient nécessairement d’un creusement des inégalités. De leur côté, les keynésiens estiment au contraire qu'un accroissement des inégalités freine la croissance en déprimant la demande globale. En l’occurrence, le creusement des inégalités que connaissent les pays développés ces dernières décennies pourrait contribuer à la stagnation séculaire à laquelle ils semblent désormais confrontés [Summers, 2015]. La crise financière elle-même résulterait de la détérioration dans le partage du revenu : aux Etats-Unis, la stagnation des revenus aurait incité (ou contraint) les ménages des classes moyennes et populaires à s’endetter, alimentant ainsi une bulle spéculative et une expansion insoutenable du crédit [Kumhof et Rancière, 2010]. Enfin, certains relient la détérioration de certains comptes courants à l’accroissement des inégalités [Rancière et alii, 2012].
Ces diverses thèses font jouer un rôle décisif à l’épargne. Pourtant, au niveau théorique, le signe de la relation entre inégalités de revenu et épargne agrégée est ambigu. Partant de l’hypothèse que les plus riches présentent une plus faible propension à consommer que les plus pauvres, les keynésiens en déduisent qu’un creusement des inégalités doit avoir pour conséquence d’accroître l’épargne agrégée. C’est précisément le mécanisme que les actuels partisans de la théorie de la stagnation séculaire mettent en avant lorsqu’ils suggèrent que l’accroissement des inégalités contribue à la faiblesse structurelle de la demande globale. D’un autre côté, l’hypothèse du revenu relatif de James Duensenberry (1949) suggère qu’un accroissement des inégalités est susceptible de réduire l’épargne agrégée en incitant les classes moyennes et populaires à accroître leurs dépenses de consommation par émulation. D’autres suggèrent qu’un creusement des inégalités réduit l’épargne agrégée en alimentant la pression politique pour un surcroît de taxation (des plus riches) et de redistribution (des plus riches vers les plus pauvres).
Les études empiriques ne s’accordent ni sur le signe, ni même sur l’existence d’une éventuelle relation entre épargne et inégalités au niveau agrégé. Klaus Schmidt-Hebbel et Luis Serven (2000) ont observé un échantillon de 19 pays développés et de 33 pays en développement ; leur analyse ne leur permet pas de confirmer l’idée que les inégalités de revenu aient un effet systématique sur l’épargne agrégée. En analysant un sous-échantillon de pays de l’OCDE et de pays asiatiques, Hongyi Li et Heng-Fu Zou (2004) concluent que les inégalités de revenu et le taux d’épargne peuvent être positivement et significativement reliés. Andrew Leigh et Alberto Posso (2009) ont observé 11 pays développés sur la période s’étalant entre 1921 et 2002 pour déceler une éventuelle relation entre taux d’épargne et inégalités de revenu, en mesurant ces dernières en prenant la part du revenu national qui rémunère les 10 % des ménages les plus riches et celle qui rémunère les 1 % des ménages les plus riches. Ils ne constatent pas de relation entre les parts des hauts revenus et le niveau courant des taux d’épargne. Ils interprètent leurs résultats comme suggérant que les inégalités au sommet de la distribution des revenus ne constituent pas un facteur explicatif significatif taux d’épargne nationaux.
Peter Bofinger et Philipp Scheuermeyery (2016) ont étudié un échantillon de 29 pays riches. Ils mettent en évidence une relation concave et non monotone entre les inégalités de revenu et le taux d’épargne des ménages au niveau agrégé. Ils ont constaté que, si la relation entre inégalités et épargne agrégée est positive à de faibles niveaux d’inégalités, elle devient par contre négative à des niveaux d’inégalités plus élevés. Autrement dit, à un faible niveau d’inégalités, un surcroît d’inégalités se traduit par une hausse de l’épargne agrégée ; à un niveau élevé d’inégalités, un creusement des inégalités se traduit par une baisse de l’épargne agrégée. Ils constatent également un impact non monotone des inégalités sur l’épargne privée, l’épargne nationale et le solde de compte courant. Bofinger et Scheuermeyery cherchent ensuite à déterminer à partir de quel niveau d’inégalités l’impact marginal des inégalités sur l’épargne devient, non plus positif, mais négatif. Après avoir utilisé différentes approches empiriques, ils localisent le point tournant autour d’un coefficient de Gini net entre 28 et 30.
Bofinger et Scheuermeyery notent toutefois que la relation négative observée à des niveaux élevés d’inégalités semble avoir disparu depuis la crise financière mondiale, ce qui les amène à se pencher sur le rôle joué par le secteur financier. Ils constatent alors que la relation entre inégalités et épargne dépend des conditions financières. Un creusement des inégalités entraîne une hausse de l’épargne lorsque le ratio crédit sur PIB, mais une baisse de l’épargne lorsque le ratio crédit sur PIB atteint des niveaux élevés ou lorsque les marchés sont très libéralisés. Un fort niveau d’inégalités pourrait ainsi s’accompagner d’un accroissement de la consommation en incitant les ménages les plus pauvres à recourir au crédit pour soutenir leurs dépenses de consommation. Mais une fois qu’une telle dynamique se solde par une crise financière, les ménages endettés perdent l’accès au crédit et leur taux d’épargne se relève, si bien que la relation entre inégalités et épargne agrégée redevient positive.
Références
DUESENBERRY, James S. (1949), Income, saving, and the theory of consumer behavior.
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