La sévérité de la crise financière mondiale et la lenteur de la subséquente reprise ont poussé les banques centrales à fortement assouplir leur politique monétaire, tout d’abord en rapprochant leurs taux directeurs au plus proche de zéro, puis en adoptant des mesures moins « conventionnelles, comme les achats d’actifs à grande échelle dans le cadre de programmes d’assouplissement quantitatif (quantitative easing), en améliorant leur communication pour mieux guider les anticipations des agents à travers la pratique du forward guidance ou encore en poussant leurs taux directeurs en territoire négatif. C’est ainsi que peut-être « la nécessité s’est révélée être la mère de l’innovation ».
Mais, à mesure que le temps passe et que les effets de la crise mondiale s’atténuent ou que, tout du moins, le souvenir de la crise s’éloigne, il n’est pas impossible que les banques centrales se contentent de la boîte à outils dont elles disposaient avant la crise financière, c’est-à-dire essentiellement la variation des taux directeurs. Certes, certaines d’entre elles sont toujours aux prises avec une activité domestique particulière atone, mais d’autres ont commencé à resserrer leur politique monétaire, notamment pour éviter une surchauffe de leur économie et la formation d’une nouvelle bulle spéculative. Aujourd’hui, même si des banques centrales comme la BCE et la Banque du Japon continuent à adopter de nouvelles mesures pour davantage assouplir leur politique monétaire, la Réserve fédérale a quant à elle réduit ses achats d’actifs et a déjà commencé à relever son taux directeur, en raison du retour de l’économie américaine au « plein emploi ».
Ainsi, Alan Blinder, Michael Ehrmann, Jakob de Haan et David-Jan Jansen (2016) se sont demandé si ces récents changements observés dans la mise en œuvre de la politique monétaire sont susceptibles ou non d’être permanents. Ils s’appuient en l’occurrence sur deux sondages qu’ils ont menés entre février et mai 2016, l’un réalisé auprès des gouverneurs de nombreuses banques centrales à travers le monde et un second réalisé auprès des spécialistes de la politique monétaire parmi les universitaires. Ils constatent que les banques centrales dans les pays les plus touchés par la crise ont été celles qui ont été les plus enclines à recourir à de nouvelles mesures de politique monétaire, d’avoir discuté de leurs mandats et d’avoir davantage communiqué sur leurs actions et objectifs. Autrement dit, la nécessité a effectivement été « la mère des innovations ». Mais il semble que les idées ont plus largement changé. Par exemple, les banques centrales dans les pays les moins touchés par la crise ont indiqué avoir mis en œuvre des mesures de politique macroprudentielle. En outre, la relation entre les banques centrales et leurs gouvernements peuvent avoir bien changé, les banques centrales franchissant plus souvent la ligne de démarcation.
Certes, le monde des banquiers centraux n’a pas beaucoup changé, surtout si l’on fait abstraction de la Fed, de la Banque d’Angleterre, de la BCE et de la Banque du Japon : 70 % des gouverneurs de banque centrale qui ont répondu à l’annonce n’ont pas considéré l’éventualité d’adopter des taux nuls, voire des taux négatifs, ni même un programme d’assouplissement quantitatif. Mais la crise mondiale a amené beaucoup de gouverneurs et d’universitaires à reconsidérer ce que devait être le mandat des banques centrales. Beaucoup considèrent notamment que les autorités monétaires doivent ajouter la stabilité financière parmi leurs objectifs. Les mandats de certaines banques centrales ont d’ailleurs déjà été modifiés pour intégrer un objectif de stabilité financière. Pour autant, la plupart ne considèrent pas l’éventualité d’abandonner l’objectif de ciblage d’inflation.
Globalement, Blinder et ses coauteurs s’attendent à ce que les banques centrales aient à l’avenir de plus larges mandats, qu’elles utilisent plus largement des outils macroprudentiels et qu’elles communiquent plus activement qu’elles ne le faisaient avant la crise. Bien qu’il n’y ait pas encore de consensus sur les bénéfices ou sur les coûts respectifs des mesures non conventionnelles, Blinder et alii s’attendent à ce que la plupart d’entre elles demeurent dans les boîtes à outils des banques centrales, dans la mesure où les gouverneurs qui ont acquis de l’expérience avec un outil particulier sont les plus susceptibles d’avoir une bonne opinion de celui-ci. En outre, même si beaucoup pensent que les banques centrales doivent adopter des mesures macroprudentielles, il n’y a aucun consensus sur celles qui doivent être adoptées.
Enfin, Blinder et ses coauteurs notent de réelles différences entre ce que pensent les universitaires et ce que pensent les banquiers centraux sur la conduite de la politique monétaire. Par exemple, les premiers sont davantage favorables à ce que la plupart des mesures non conventionnelles qui ont été adoptées depuis la crise mondiale demeurent dans la boîte à outils des banques centrales, tandis que les seconds jugent souvent qu’il est trop tôt pour juger. En outre, même si les gouverneurs des banques centrales et les universitaires sont d’accord à l’idée que les banques centrales communiquent davantage depuis la crise et qu’elles continueront ainsi à le faire, les universitaires montrent une préférence pour le forward guidance qualitatif, basé sur les données, tandis que les banquiers centraux préfèrent généralement la forme qualitative du forward guidance. Enfin, si les gouverneurs des banques centrales ne jugent pas avoir reçu beaucoup de critiques pour avoir agi sur le plan politique ou avoir franchi la ligne durant la crise, la majorité des universitaires estiment au contraire que les autorités monétaires ont fait l’objet de nombreuses critiques pour avoir agi ainsi, beaucoup s'inquiétant notamment de leur indépendance.
Référence
BLINDER, Alan, Michael EHRMANN, Jakob de HAAN & David-Jan JANSEN (2016), « Necessity as the mother of invention: Monetary policy after the crisis », NBER, working paper, n° 22735, octobre.