Plusieurs études empiriques ont cherché à déterminer si les récentes avancées technologiques ont réduit la demande agrégée de travail ou freiné la croissance des salaires. Par exemple, Terry Gregory, Anna Salomons et Ulrich Zierahn (2016) ont estimé que les effets négatifs que l’automatisation des tâches routinières a pu avoir sur les emplois moyennement qualifiés en Europe ont été compensés par une création d’emplois via l’accroissement de la demande. En observant 17 pays européens, Georg Graetz et Guy Michaels (2015) estiment que la diffusion des robots industriels a stimulé la productivité du travail, la valeur ajoutée, les salaires et la productivité globale des facteurs ; elle n’a pas significativement affecté la durée du travail, sauf peut-être pour les travailleurs peu ou moyennement qualifiés. Plus pessimistes, Daron Acemoglu et Pascual Restrepo (2017) concluent de leur côté que les robots peuvent réduire l’emploi et les salaires : aux Etats-Unis, l'ajout d'un robot industriel pour mille travailleurs réduit le ratio emploi sur population de 0,18 à 0,34 points de pourcentage et les salaires de 0,25 à 0,5 %.
David Autor et Anna Salomons (2017) jugent que les constats auxquelles ces études aboutissent sont toutefois très difficilement généralisables. En effet, les robots n'opèrent que dans un ensemble limité d'applications industrielles, essentiellement dans l'industrie lourde, or à mesure que l'usage des robots s'étendra en dehors de l'industrie, les répercussions que l'automatisation a sur l'emploi seront susceptibles de changer. Autor et Salomons ont donc cherché à élargir la focale en étudiant la relation entre la croissance de la productivité et l’emploi dans 19 pays sur plus de 35 ans. Ils constatent que l’emploi au niveau du pays s’accroît généralement à mesure que la productivité agrégée augmente. Autrement dit, au cours des dernières décennies, la croissance de la productivité s’est révélée être bénéfique, et non nocive, pour l’emploi. Ce résultat demeure même avec des mesures alternatives de l’emploi, qu’il s’agisse du nombre de travailleurs occupant un emploi ou du ratio rapportant le nombre de travailleurs occupés sur le nombre de personnes en âge de travailler.
Et pourtant, Autor et Salomons constatent aussi que l’emploi au niveau sectoriel chute à mesure que la productivité sectorielle augmente. En fait, les effets négatifs que peut avoir une hausse de la productivité au niveau sectoriel sont compensés par des effets de débordement positifs sur le reste de l’économie. Ceux-ci sont tellement importants qu’ils font plus que compenser les pertes d’emploi dans les secteurs réalisant de forts gains de productivité. L’impact direct (négatif) et l’impact indirect (positif) de la croissance de la productivité sur l’emploi sont tous deux très importants ; pour autant, son effet net sur l'emploi est certes positif, mais au final assez modeste. Ce résultat demeure même quand Autor et Salomons considèrent des mesures alternatives de la productivité, qu’il s’agisse de la production par travailleur, de la valeur ajoutée par travailleur ou de la productivité au niveau sectoriel. En outre, ils notent aussi que ce résultat reste vérifié, non seulement pour l’emploi, mais aussi pour la consommation finale, ce qui leur suggère que la croissance de la productivité entraîne une réaction de la production qui compense l’effet direct et négatif que la croissance de la productivité a sur l’emploi.
Si la croissance de la productivité a été neutre pour la demande de travail agrégée, cela ne l'a pas été pour la demande de travail en fonction des qualifications. Autor et Salomons constatent en effet qu’une croissance rapide de la productivité dans les secteurs primaire et secondaire, en particulier dans l’industrie manufacturière, a entraîné une forte réallocation des travailleurs vers le tertiaire, que ce soit dans les services très intensifs en qualifications, notamment la santé, l’éducation ou la finance, mais aussi dans les services peu intensifs en qualifications, comme la restauration, le nettoyage et l’hôtellerie. Or, les emplois de services présentent une répartition bimodale en termes de compétences : les emplois peu qualifiés et très qualifiés représentent une part disproportionnée de l’emploi tertiaire. Par conséquent, la réallocation de la main-d’œuvre au profit des services contribue à la polarisation de la demande de travail au niveau agrégé que l’on a pu observer ces dernières décennies aussi bien en Europe [Goos et alii, 2009] qu’aux Etats-Unis [Autor et alii, 2006] : les parts des emplois peu qualifiés et des emplois très qualifiés dans l’emploi total ont eu tendance à augmenter ou, pour le dire autrement, la part des emplois moyennement qualifiés a eu tendance à décliner.
Autor et Salomons estiment que la croissance de la productivité n’apparaît pas être le principal facteur derrière l’accroissement ou le déclin de l’emploi. Les variations nettes de l’emploi résultant aussi bien directement qu’indirectement de la croissance de la productivité sont assez modestes : elles ne représentent que quelques points de pourcentage de l’emploi total sur l’espace de trois décennies. Le principal facteur de la croissance de l’emploi est la croissance démographique : le nombre de travailleurs varie de concert avec la croissance globale de la population d’un pays. Ce sont fondamentalement l’offre de travail et la demande finale de biens et services qui déterminent conjointement le niveau d’emploi ; et ces deux forces sont elles-mêmes directement impulsées par la croissance de la population de travailleurs-consommateurs.
Bien sûr, Autor et Salomons rappellent que leurs résultats sont tirés des données passées ; rien ne certifie que la relation entre la croissance de la productivité et l’emploi restera aussi bénigne qu’elle l’a été par le passé. Leur analyse suggère que les récentes avancées technologiques ont eu jusqu’à présent pour effet pervers, non pas de déprimer la demande agrégée de travail, mais plutôt d’alimenter les inégalités de revenu : la croissance des emplois disponibles a beau se maintenir peu ou prou au rythme de la croissance démographique, beaucoup des nouveaux emplois créés par une économie de plus en plus automatisée sont instables et n’offrent à leur détenteur qu’un faible salaire.
Références
AUTOR, David, & Anna SALOMONS (2017), « Does productivity growth threaten employment? », 19 juin.
GRAETZ, Georg, & Guy MICHAELS (2015), « Robots at work », CEP, discussion paper, n° 1335.
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