Jeffrey Frankel (2019) est récemment revenu sur deux questions qui le travaillent depuis longtemps. D’une part, dans quelle mesure la banque centrale doit-elle être contrainte, c’est-à-dire dans quelle mesure la politique monétaire doit-elle être sous la seule discrétion de la banque centrale ? D'autre part, si une règle doit être suivie, plus ou moins scrupuleusement, de quelle règle doit-il s’agir ?
S’attaquant tout d’abord à la seconde question, Frankel rappelle que, par le passé, les banques centrales ont eu des difficultés à atteindre des cibles nominales, qu’il s’agisse du prix de l’or, du taux de change, du taux de croissance de la monnaie ou du taux d’inflation. Lorsque le chef de file des monétaristes Milton Friedman (1948) donna la priorité de la règle sur la discrétion, il avait en tête une règle imposant une croissance constante de l’offre de monnaie. C’est un tel objectif que les banques centrales cherchèrent à atteindre au début des années quatre-vingt, mais elles l’abandonnèrent rapidement car la demande et la vitesse de circulation de la monnaie étaient plus instables que ne le pensaient Friedman.
A partir des années quatre-vingt-dix, les banques centrales adoptèrent le ciblage d’inflation : en l'occurrence, elles ont cherché à cibler un taux d’inflation de 2 % [Svensson, 1999]. Mais elles échouèrent là aussi souvent à atteindre leur objectif : très souvent le taux d’inflation a pu être supérieur à la cible. Depuis la crise financière mondiale de 2008, le taux d’inflation est dans beaucoup de pays inférieur à la cible poursuivie par les autorités monétaires, malgré les mesures massives que ces dernières ont pu adopter : la Fed a par exemple quadruplé sa base monétaire, ce qui a certes pu ramener l’économie américaine à une situation que l’on peut qualifier de plein-emploi, mais sans vraiment avoir d’effet sur l’inflation.
La Grande Récession et la faiblesse de la reprise qui s’ensuivit ont rouvert le débat sur les objectifs poursuivis par les banques centrales. L’une des alternatives au ciblage d’inflation qui a recueilli beaucoup d’attention est le ciblage du niveau des prix. En ciblant un niveau des prix, les banques centrales seraient d’autant plus incitées à assouplir ou resserrer leur politique monétaire qu’elles ont antérieurement raté leur cible, ce qui leur permettrait de corriger en partie leur erreur. Frankel estime que cette alternative est moins efficace que le ciblage d’inflation, dans la mesure où elle repose davantage sur la crédibilité d’une telle cible aux yeux du public. Une autre alternative consiste à garder le ciblage d’inflation, mais en relevant la cible à 3 %, voire 4 % [Blanchard et alii, 2010 ; Ball, 2014]. Pour Frankel, un tel relèvement est d’autant moins crédible que les banques centrales se sont révélées incapables d’atteindre une cible plus modeste de 2 %.
Frankel doute également de l’efficacité des règles qui imposent à la banque centrale une fonction de réaction comprenant plusieurs variables. Il prend l’exemple de la règle de Taylor (1993). Si elle avait été adoptée, cette dernière aurait imposé à la banque centrale d’adopter en 2008, lorsque l’économie américaine basculait dans la récession, un taux d’intérêt de – 3 %, soit un niveau impossible à fixer.
Si les banques centrales devaient aujourd’hui choisir une cible, Frankel plaide pour l’adoption du ciblage du PIB nominal. Cette dernière avait été initialement proposée par James Meade (1978) et James Tobin (1980). Elle a été remise au goût du jour autour de 2011-2012, dans le contexte de lente reprise et de faible inflation que les pays développés connaissaient dans le sillage de la crise financière, notamment par Christina Romer (2011), Hatzius (2011), Michael Woodford (2012) et ceux qui se sont autoproclamés « monétaristes de marché » comme David Beckworth, Scott Sumner et Lars Christensen.
Si Frankel y voit la meilleure alternative, ce n’est pas parce qu’il s’agit d’une cible parfaite, mais parce qu’elle est la moins dommageable parmi les alternatives. Le ciblage du PIB nominal a notamment pour vertu d’être robuste dans le cas de chocs de productivité ou de fluctuations des produits de base, alors que les cibles d’inflation sont vulnérables face à de tels chocs. En effet, imaginons que l’économie connaisse un choc d’offre négatif, auquel cas les prix auront tendance à augmenter et l’économie à basculer dans une récession. Si la banque centrale cible un taux d’inflation, elle réagira en resserrant sa politique monétaire, ce qui est non seulement injustifié (l’inflation ne résulte pas d’un excès de demande), mais aussi néfaste (le resserrement monétaire aggrave la récession). Si la banque centrale cible un niveau du PIB nominal, elle resserra certes sa politique monétaire, mais moins amplement, dans la mesure où l’inflation tend à augmenter le PIB nominal, tandis que la récession tend au contraire à réduire ce dernier. Autrement dit, le choc se traduira à la fois par une perte en termes de production et une perte en termes de stabilité des prix. D’autre part, le ciblage d’inflation aurait l’avantage d’améliorer la répartition des risques entre débiteurs et créanciers, ce qui contribue à assurer la stabilité financière.
Dans tous les cas, Frankel s’avoue de plus en plus convaincu que la contrainte (qu’il s’agisse ou non d’une cible du PIB nominal) doit être très souple. Même le plus sincère des banquiers centraux peut s’avérer incapable d’atteindre sa cible, en raison d’événements imprévisibles. C’est une raison pour ne pas imposer une cible précise à court terme ; il peut y avoir une bande autour de la cible ou bien cette dernière peut être appréciée à plus long terme.
Après avoir étudié la contrainte que les règles peuvent exercer sur la banque centrale, Frankel se penche sur celle qu’exerce le gouvernement. Ces dernières années, beaucoup ont critiqué l’indépendance de la Réserve fédérale : beaucoup craignaient lors de la Grande Récession que les mesures extrêmement accommodantes adoptées par la banque centrale ne fassent déraper l’inflation, alors même que le taux de chômage avoisinait les 10 %. Plus récemment, alors que le taux de chômage américain est repassé sous les 4 %, Donald Trump a ouvertement critiqué le relèvement des taux directeurs de la Fed, n’hésitant pas à dire de cette dernière qu’elle est « hors de contrôle » et à critiquer son président, Jerome Powell, celui-là même qu’il a mis en place.
Les déclarations de Trump (1) et les épisodes historiques que Frankel (2007) a étudiés suggèrent que si la banque centrale perdait de son indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, sa politique monétaire risquerait de devenir plus procyclique, ce qui amplifierait le cycle d’affaires. Autrement dit, la banque centrale risque d’assouplir sa politique monétaire quand l’économie est en expansion et les tensions inflationnistes fortes, accroissant le risque de surchauffe et d’instabilité financière ; et elle risque de resserrer sa politique monétaire dans un contexte de récession et de pressions déflationnistes, aggravant celles-ci.
(1) Le 29 septembre 2011, alors que le chômage s’élevait toujours à 9 %, Trump qualifia sur Twitter de dangereux le maintien des taux directeurs à un faible niveau et appela la Fed à abandonner cette politique, sous peine de générer un dérapage de l’inflation. Autrement dit, Trump appelle la Fed à resserrer sa politique monétaire lorsque le chômage est élevé et à l’assouplir lorsqu’il est faible.
Références
FRANKEL, Jeffrey (2007), « Responding to crises », in Cato Journal, vol. 27, n° 2.
MEADE, James (1978), « The meaning of internal balance », in The Economic Journal, vol. 88.