Si le monétarisme a ouvert les hostilités contre le keynésianisme, ce sont les nouveaux classiques, emmenés par Robert Lucas, qui lui ont asséné les coups les plus durs. Le keynésien Alan Blinder (1988) le regrette amèrement, voyant dans leur essor « le triomphe de la théorisation a priori sur l’empirisme, de l’esthétique intellectuelle sur l’observation et, dans une certaine mesure, de l’idéologie conservatrice sur le progressisme ». La place de Lucas dans les débats et les pratiques autour de la politique monétaire est toutefois ambiguë. Certains considèrent qu’il a contribué au tournant néolibéral de la fin des années soixante-dix, mais en y jouant un rôle mineur, tout du moins en comparaison avec celui qu’ont pu jouer Milton Friedman, James Buchanan et Arthur Laffer. D’autres, comme les historiens de la pensée économique Hoover (1988), Backhouse et Boianovsky (2013) et De Vroey (2009) considèrent Lucas comme le promoteur d’un changement majeur dans la théorie et la méthodologie macroéconomiques. A leurs yeux, la rupture introduite par les nouveaux classiques est encore plus importante que celle opérée par les monétaristes : finalement, ces derniers acceptaient peu ou prou le même cadre théorique que les keynésiens orthodoxes (notamment le modèle IS/LM), seules les interprétations et préconisations en termes de politique économique divergeaient. Avec l’arrivée des nouveaux classiques, ce ne sont plus les réponses qui changent, ce sont avant tout les questions que se posent les économistes. Il n’est alors pas étonnant de voir les hétérodoxes, en particulier les post-keynésiens, cristalliser leurs critiques sur la figure même de Lucas.
Aurélien Goutsmedt, Danielle Guizzo et Francesco Sergi (2018) ont étudié le programme de Robert Lucas en termes de politique économique et son engagement dans le débat public entre 1968 et 1987. Ils ont cherché à identifier précisément ses idées en matière de politique économique et la façon par laquelle il a promu celles-ci. Le programme qu’il a proposé s’oppose à la « gestion méticuleuse au jour le jour » proposée par les keynésiens, consistant notamment à entreprendre des actions de court terme pour régler des problèmes économiques de la période courante. Lucas a appelé à adopter une vision de long terme pour chercher à atténuer les fluctuations économiques : selon lui, il faut identifier correctement les sources institutionnelles de l’instabilité économique pour opérer les changements institutionnels appropriés [Lucas, 1977].
A ses yeux, cela correspond à ce qu’appelaient déjà de leurs vœux des théoriciens du cycle d’affaires comme Friedrich Hayek et Wesley C. Mitchell au début du vingtième siècle, mais ce programme avait été occultée par l’essor du keynésianisme à partir des années trente. En rédigeant la Théorie générale (1936), Keynes aurait notamment commis l’erreur d’abandonner l’objectif d’expliquer le cycle d’affaires, objectif qu’il poursuivait pourtant dans son Traité sur la monnaie (1930), pour se rabattre sur le seul objectif d’expliquer le chômage involontaire en un point du temps [De Vroey, 2009]. Non seulement il s’agit d’une véritable régression sur le plan théorique selon Lucas, mais celle-ci aurait eu pour conséquence de tromper toute une génération d’économistes sur le rôle de la politique économique et sur ce qu’ils peuvent apporter à celle-ci. « L’abandon de l’effort d’expliquer les cycles a été accompagné de la croyance que la politique économique était à même de causer immédiatement, ou à très court terme, un déplacement de l’économie de son état présent jugé indésirable, quelle que soit la manière dont on y soit arrivé, vers un état plus favorable » [Lucas, 1977, cité par De Vroey]. En l’occurrence, selon le programme keynésien, les politiques budgétaire et monétaire pouvaient et devaient être utilisées pour atteindre un taux de chômage particulier.
Ce conflit en termes d’agendas trouverait notamment sa source dans une divergence de croyances politiques, existante depuis plusieurs siècles, entre interventionnistes et partisans du laissez-faire : les premiers (auxquels se rattachaient naguère les mercantilistes et à présent les keynésiens) et les seconds se distingueraient selon la confiance dont ils feraient preuve ou non envers la capacité des économies de marché à s’autoréguler. L’essor du keynésianisme aux Etats-Unis aurait été alimenté par une plus grande acceptation de l’intervention de l’Etat dans l’économie. La macroéconomie keynésienne aurait été utilisée comme justification de cet activisme.
Les changements provoqués par la publication de la Théorie générale ont conduit à transformer le rôle que se donnaient les économistes : certains d’entre eux joueraient le rôle d’experts auprès des institutions en charge de la politique économique, tandis que les autres se contenteraient d’accroître le savoir universitaire pour équiper ces experts de nouvelles idées et les aider ainsi dans leur tâche. Le maintien d’une forte croissance dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale, tenant pour Lucas davantage à la chance qu’aux politiques adoptées au cours de cette période, aurait cautionné le programme keynésien en matière de politique économique, jusqu’à ce que les chocs pétroliers et le ralentissement subséquent de la croissance dans les pays développés ne viennent démentir la justesse de ce programme. Pire, ce sont précisément les mesures keynésiennes adoptées dans les années soixante qui auraient conduit à la stagflation des années soixante-dix.
Pour Lucas, ces errements de la théorie et de la politique économique tiendraient finalement pour beaucoup au concept keynésien de chômage involontaire. Ce dernier ne correspondant à rien de concret, donc ne pouvant être mesuré, il est à ses yeux aberrant de faire de sa réduction un objectif de politique économique. Cela ne veut pas dire que Lucas considère la question du chômage comme sans importance ; il s’agit bien d’un problème à ses yeux, mais d’un problème pour lequel seules l’économie du travail et l’économie du bien-être pouvaient proposer des explications et des remèdes. Les macroéconomistes devaient par contre se contenter d’expliquer la seule chose qu’ils étaient à même d’expliquer, en l’occurrence le cycle d’affaires. Il rejoint les keynésiens à l’idée qu’il faut amortir les fluctuations des agrégats macroéconomiques, mais cet objectif ne peut-être atteint avec la « gestion méticuleuse au jour le jour » qu’ils proposent. Non seulement Lucas a foi en la capacité de l’économie de marché à s’autoréguler, mais il estime qu’un interventionnisme ne peut qu’amplifier le cycle d’affaires. C’est notamment ce que suggèrent ses fameux modèles de 1972 et 1977.
L’amortissement des fluctuations économiques passerait par l’adoption de règles contraignant l’action des autorités. Celles que propose Lucas (1980) ne font, selon lui, qu’amender celles que proposait déjà Friedman (1948) quelques décennies plus tôt : la croissance à un rythme constant de la masse monétaire, la fixité du niveau des dépenses publiques et des taux d’imposition, l’équilibre budgétaire à long terme et l’absence d’intervention de l’Etat dans la fixation des salaires et des prix. De telles règles permettent d’offrir l’environnement le plus stable et le plus prévisible au secteur privé en empêchant tout dérapage de l’inflation et tout choc monétaire et budgétaire susceptible d’amplifier le cycle d’affaires.
Lucas considérait d’ailleurs que les propositions des économistes de l’offre comme Laffer contrevenaient à son programme en matière de politique économique. L’administration Reagan avait par exemple adopté des baisses massives d’impôts, mais celles-ci manquaient de cohérence d’un point de vue intertemporel : elles entraient en conflit avec l’objectif d’équilibre des finances publiques et celui de stabilité des taux d’imposition, les baisses d’impôt étant sûrement promises à être suivies par des hausses d’impôts pour rembourser l’emprunt public ; elles entraient aussi en conflit avec l’objectif de stabilité des prix, l’accroissement de la dette publique étant susceptible de conduire, d’après Lucas, à un financement de l’endettement public via la création monétaire.
Pour autant, Lucas n’a pas rejoint dans le débat public les économistes qui proposaient des mesures similaires aux siennes, notamment les monétaristes. Il faut dire que ces derniers sont peut-être plus proches des keynésiens orthodoxes que des nouveaux classiques sur bien des plans, en premier lieu au niveau théorique. Ils partagent un effet une approche marshallienne de l’économie, tandis que les nouveaux classiques adoptent une approche néo-walrasienne, couplée avec l’adoption des anticipations rationnelles et de la discipline de l’équilibre et fusionnant modèle et théorie [De Vroey, 2009]. La critique de Lucas (1976) s’attaquait d’ailleurs à la modélisation telle que la concevaient les keynésiens et les monétaristes : ceux-ci n’ont pas su proposer de modélisations capables d’évaluer plusieurs alternatives en matière de politique économique, notamment parce qu’ils ne prennent pas en compte le fait qu’un changement de politique économique amène les agents à changer de comportement. Ses modèles, notamment celui de 1977, seraient immunes à cette critique, car les relations qui les sous-tendent seraient structurelles, liées aux préférences des agents et à la technologie.
En fait, poursuivant leur analyse, Goutsmedt et ses coauteurs en concluent que Lucas n’a pas activement cherché à promouvoir son programme en matière de politique économique. Contrairement à ses contemporains James Buchanan, Milton Friedman, Arthur Laffer, Robert Solow ou encore James Tobin, il n’a pas proposé de « plan d’action » pour mettre en œuvre efficacement ses recommandations en matière de politique économique, il n’a pas été une figure importante dans la presse ou le débat politique, il n’a pas non plus contribué activement au travail d’institutions en charge de la politique économique, de lobbies ou de think tanks. Contrairement à Walter Heller et Albert Hirschman, il n’a jamais été un conseiller officiel, ni même informel, pour les politiciens ou responsables de politique économique. Contrairement à Arthur Pigou, il n’est pas intervenu dans le débat public via les médias, des livres de vulgarisation ou des conférences pour exposer ses idées aux non-initiés. Contrairement à Franco Modigliani et Lawrence Klein, il n’a pas été membre d’un organisme consultatif pour les institutions responsables de la politique économique pour les guider dans la mise en œuvre de cette dernière.
Pour autant, Lucas n’est pas non plus resté isolé du débat public : il s’est intéressé aux débats politiques, il a entretenu une correspondance avec des politiciens, fit quelques interventions dans la presse et il anima le débat avec ses pairs qui travaillaient auprès d’institutions en charge de la politique économique. Mais cette participation dans le débat public n’a pas été délibérée : c’est le public qui sollicita Lucas pour qu’il exprime son opinion et ses conseils, non l’inverse. En fait, Lucas n’a jamais cherché à jouer un rôle d’expert et à faire valoir ses compétences pour parler de questions en matière de politique économique. Il a laissé d’autres de ses compères s’impliquer dans le débat politique. C’est par exemple le cas des théoriciens des cycles d’affaires réels comme Edward Prescott et Finn Kydland et surtout le cas de nouveaux classiques comme Thomas Sargent qui ont contribué à diffusé ses idées en matière de politique économique. C’est finalement une nouvelle raison nous amenant à croire qu’« il fallut un Sargent pour que Lucas puisse être Lucas » [Goutsmedt, 2018].
Références
BACKHOUSE, Roger, & Mauro BOIANOVSKY (2013), Transforming Modern Macroeconomics. Exploring Disequilibrium Microfoundations (1956-2003), Cambridge University Press.
DE VROEY, Michel (2009), Keynes, Lucas, d’une macroéconomie à l’autre, Dalloz.
HOOVER, Kevin D. (1988), The New Classical Macroeconomics. A Skeptical Inquiry, Basil Blackwell.