Alors que les Etats-Unis ont renoué avec la croissance dès 2009, la zone euro ne l’a véritablement fait qu’à partir du deuxième trimestre de l’année 2017, soit dix ans après le début de la crise financière mondiale. Afin d’éclairer pourquoi la reprise a été si longue à s’amorcer suite à la crise de l’euro, Giancarlo Corsetti, Barry Eichengreen, Galina Hale et Eric Tallman (2019) ont comparé celle-ci avec la crise du système monétaire européen qui a éclaté en 1992-1993.
Certes, de nombreuses différences existent entre les deux crises. Par exemple, elles n’ont pas résulté des mêmes chocs. La crise du SME au début des années quatre-vingt-dix a été déclenchée par un resserrement monétaire en Allemagne : la Bundesbank avait fortement relevé ses taux d’intérêt pour contenir l’inflation générée dans le sillage de la réunification. Les autres banques centrales du SME ont alors été poussées à resserrer également leur politique monétaire pour défendre leur parité, ce qui a transmis le choc de demande à l’ensemble des pays-membres. Quant à la crise de l’euro, elle a été amorcée en 2008 par un choc provenant de l’extérieur, en l’occurrence la crise financière des Etats-Unis, qui s’est notamment transmise aux pays européens via le système bancaire. Mais ce choc est survenu dans un contexte de déséquilibres qui auraient fini par se dénouer tôt ou tard. Des pays de la périphérie de la zone euro connaissaient un ample déficit courant et la formation de bulles immobilières alimentées par les entrées de capitaux. Le resserrement des conditions de financement dans le sillage de la crise financière mondiale a entraîné un arrêt dans ces flux de capitaux, ce qui fit éclater les bulles immobilières et imposa à ces pays un douloureux rééquilibrage de leur balance courante.
Et pourtant, Corsetti et ses coauteurs notent que ces deux épisodes partagent de nombreux points communs : les pays ayant les fondamentaux les plus mauvais ont connu une fuite des capitaux, des anticipations auto-réalisatrices ont amplifié les turbulences sur les marchés financiers et des changes, les primes de risque se sont accrues, le secteur bancaire a connu de grandes difficultés, etc.
Malgré ces similarités, les pays du SME ont connu au début des années quatre-vingt-dix de moindres pertes de production que celles essuyées par les pays-membres de la zone euro il y a une décennie. Et ils ont renoué plus rapidement avec la croissance économique. En comparant les deux épisodes, Corsetti et ses coauteurs espèrent identifier ce qui explique pourquoi la reprise a tant tardé suite à la crise de l’euro. Ils ont tiré six leçons de cet exercice.
Premièrement, à partir de 2009 il y a eu un puissant cercle vicieux entre les turbulences bancaires et les difficultés rencontrées par les finances publiques : plus les banques rencontraient des difficultés, plus l’Etat devait intervenir pour les secourir, plus la dette publique s’en trouvait ; les banques détenaient beaucoup de titres publics domestiques, si bien que lorsque la dette publique d’un pays augmentait, la situation financière des banques domestiques se dégradait mécaniquement [Brunnermeier et alii, 2016]. Il n’y avait pas un tel cercle vicieux en 1992, notamment parce que les bilans des banques étaient moins importants et qu’en conséquence la résolution des défaillances bancaires pesait moins sur les finances publiques.
Deuxièmement, le renversement du solde courant était plus massif en 2010 qu’au début des années quatre-vingt-dix, ce qui impliquait un plus ample ajustement des prix relatifs.
Troisièmement, il était plus difficile de réaliser cet ajustement des prix relatifs en 2010. En 1992, les pays avaient encore leur propre monnaie nationale, si bien qu’ils pouvaient s’ajuster via leur taux de change. En 2010, les pays de la zone euro partageaient la même monnaie, si bien qu’ils ne disposaient plus de ce moyen d’ajustement. De plus, le taux de change de la zone euro est principalement déterminé par la situation des pays constituant son « cœur », notamment l’Allemagne. Par conséquent, il ne s’est pas déprécié aussi amplement que le nécessitaient les pays périphériques pour ajuster plus facilement leurs prix relatifs.
Quatrièmement, les déficits et dettes publics étaient moins importants au début des années quatre-vingt-dix et, pour cette raison-là, les banques centrales nationales pouvaient plus facilement intervenir pour stabiliser le marché de la dette publique, si bien que les primes de risque souverain étaient moins sensibles aux perspectives entourant les finances publiques. Ainsi, en 2010, les gouvernements disposaient d’une moindre marge de manœuvre pour assouplir leur politique budgétaire et étaient au contraire davantage incités à adopter des mesures d’austérité pour stabiliser leur endettement (cf. graphique). Autrement dit, non seulement la politique budgétaire n’a pas pu être utilisée pour contenir la récession, mais elle a pu au contraire l’aggraver.
GRAPHIQUE La consolidation budgétaire dans le sillage de la crise de l’euro (en % du PIB)
Cinquièmement, la réduction des déficits courants après 2009 ne pouvaient passer que par une réduction des importations. Cette dernière s’est opérée via une baisse des dépenses publiques et une baisse de la consommation de ménages cherchant à se désendetter. La baisse subséquente de la demande domestique a non seulement aggravé la récession, mais elle a aussi déprimé les recettes publiques et augmenté les défauts de paiement, ce qui a détérioré le bilan des entreprises, des banques et des gouvernements.
Sixièmement, en 1992-1993, les banques centrales des pays qui ont pu rencontrer de tels problèmes pouvaient réduire leurs taux d’intérêt pour soutenir la demande domestique et contenir la détérioration des bilans. Mais la BCE fixe ses taux directeurs en considérant la situation de l’ensemble de la zone euro, si bien qu’en 2009-2010 elle n’a pas réduit ses taux d’intérêt autant que le nécessitait la situation des pays-membres les plus en difficulté.
Au final, Corsetti et ses coauteurs en concluent qu’il n’est possible de gérer d’amples chocs macroéconomiques que s’il existe un soutien crédible pour les banques et les marchés de la dette publique. En l’absence d’un tel soutien, les chocs tendent à s’amplifier de façon endogène. Les banques et les marchés de la dette publique disposaient d’un tel soutien au cours de la crise du SME, mais non durant la crise de la zone euro. Aucune réforme n'a pour l'heure changé la donne, ce qui laisse la zone euro vulnérable à nouvelle crise.
Références