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25 avril 2019 4 25 /04 /avril /2019 15:13

François DUBET

Editions du Seuil, 2019

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Même s’il se dit encore optimiste, c’est bien un ouvrage s’inscrivant dans la continuité de sa Préférence pour l'inégalité (2014) et empreint finalement du même pessimisme que vient de publier le sociologue François Dubet. Ce qui l’interpelle n’est pas le fait que les inégalités se soient creusées, mais plutôt qu’elles aient changé de nature. En effet, ce nouveau régime d’inégalités crée des colères et des indignations, des « passions tristes », qui sapent les mécanismes de la solidarité et alimentent les populismes, ces populismes que nous voyons émerger des deux côtés de l’Atlantique.

Dans le premier chapitre, il diagnostique la transformation des inégalités en évoquant l’apparition, puis l’épuisement du régime de classes. Dans un régime d’ordres ou de castes, les positions sociales sont attribuées à la naissance : ce sont les individus qui sont considérés comme fondamentalement inégaux. La conjonction des régimes démocratiques et de l’industrialisation a ouvert un nouveau régime d’inégalités, celui des classes sociales : au nom de l’égalité démocratique, les individus peuvent changer de position sociale, mais les positions sociales, déterminées par la division du travail, restent inégales. Les classes sociales deviennent peu à peu un « fait social total » : elles sont mobilisées pour expliquer chaque fait social. Elles structurent la représentation politique : cette dernière oppose représentants des travailleurs à gauche et représentants des bourgeois à droite. La lecture des inégalités se faisait au prisme des inégalités de classes ; toutes les autres inégalités furent ramenées à ces dernières. Les mouvements sociaux luttèrent pour réduire les inégalités entre les places sociales. Les droits sociaux ont d’abord été ceux des travailleurs.

Mais aujourd’hui, « la question qui se pose à nous est de savoir si le régime des classes structure toujours les inégalités sociales et s’il encadre les représentations et les identités des acteurs ». Il s’est épuisé dans le sillage de la mondialisation, qui met en concurrence les travailleurs du monde entier. Les emplois atypiques se développent. Les différentes classes, notamment la classe ouvrière, se diffractent, deviennent plurielles. Avec l’essor de la consommation de masse, une hiérarchie fine des niveaux de consommation se substitue aux barrières de classe, attisant les stratégies de distinction.

Dans le deuxième chapitre, Dubet ausculte le « régime des inégalités multiples » dans lequel la société a basculé. D’un côté, de plus en plus de groupes sont touchés par les inégalités ; de l’autre, les points de repère à partir desquels les inégalités sont perçues se multiplient encore plus vite. Le régime des classes supposait une superposition des clivages ; avec celui des inégalités multiples, l’hétérogénéité des situations s’accentue. Chaque groupe peut dissimuler d’amples inégalités. Chacun peut être avantagé sur plusieurs échelles d’inégalités, mais défavorisé sur d’autres. En conséquence, l’Etat cible de plus en plus des populations et inégalités singulières, au risque que l’égalité disparaisse de l’horizon politique. Les grandes inégalités sont de plus en plus perçues comme l’accumulation de petites inégalités initiales : c’est par exemple le cas des inégalités de réussites scolaires ou des inégalités face à l’héritage [Frémeaux, 2018]. Enfin, les inégalités s’individualisent, sont vécues comme des expériences personnelles et non plus collectives, ce qui les rend encore plus douloureuses. L’idée d’une multiplication des inégalités existait déjà il y a un demi-siècle, mais associée à la thèse optimiste de la moyennisation, qui promettait l’avènement d’une société fluide. Or, depuis, le ralentissement de la croissance économique a freiné la mobilité structurelle et ébranlé les classes moyennes, tandis que le creusement des inégalités freinait la mobilité nette. A un niveau individuel, beaucoup connaissent une mobilité, mais sur une trajectoire courte : à un niveau plus agrégé, la reproduction sociale demeure [Peugny, 2013]. Ce qui, conjugué avec le sentiment d’instabilité, alimente la crainte d’un déclassement.

Dans un troisième chapitre, Dubet se demande pourquoi l’expérience des inégalités ne se traduit pas par une mobilisation collective. Les inégalités ne sont pas perçues de la même façon d’un pays à l’autre, même parmi des sociétés relativement proches : il n’y a pas de corrélation entre le niveau des inégalités et le fait que celles-ci soient jugées excessives. La France est marquée par de faibles inégalités de revenu et pourtant les Français les jugent intolérables. Pourtant, ces derniers tendent à sous-estimer le degré réel d’inégalités. Mais même au sein de chaque pays les perceptions ne sont pas homogènes. De plus, certains peuvent trouver le monde injuste mais juger être traité justement ; d’autres peuvent juger souffrir d’injustices dans un monde qu’ils jugent fondamentalement juste. Ce sont davantage des cadres moraux et des représentations qui façonnent la perception des inégalités que les conditions objectives. C’est « en tant que » que les individus se perçoivent comme plus ou moins égaux et inégaux : je peux être favorisé dans l’accès à l’emploi en tant qu’immigrée, mais défavorisée en termes de rémunération en tant que femme, etc. Les individus décomposent leur situation en plusieurs dimensions et ils se perçoivent comme plus ou moins défavorisés sur chacune d’entre elles : mon travail est intéressant, mais il est précaire, etc. Les individus tendent aussi se comparer à leurs proches, et ce d’autant plus que les collectifs, notamment les collectifs de travail, ont éclaté. Ces comparaisons alimentent tant des tentatives de démarcation que des frustrations relatives. Malheureusement, avec la comparaison permanente avec les proches, il n’y a pas de « conscience de classe » susceptible d’agréger les frustrations pour conduire à une mobilisation collective : « l’individualisation des inégalités peut multiplier les luttes, mais certainement pas induire leur convergence ». L’égalité des chances étant devenue le modèle dominant de la justice sociale, l’expérience personnelle des inégalités deviennent plus douloureuse pour leurs victimes. Les victimes des discriminations les jugent encore plus injustes lorsqu’elles se pensent fondamentalement égales aux autres. Avec l’individualisation des inégalités, ceux qui les subissent nourrissent le sentiment d’être méprisés et accordent alors une importance primordiale au respect. Ils pourraient être tentés de se considérer comme victimes, mais il est difficile d’endosser ce statut dans une société qui croit en l’égale responsabilité des individus. Lorsque les individus cherchent à démontrer le caractère injuste d’une inégalité, leurs argumentations s’organisent autour des principes d’égalité, du mérite et de l’autonomie, mais ils leur apparaissent souvent comme contradictoires. Ces conflits de justice amènent chacun, d’une part, à prendre ses distances avec la vie politique et les mouvements sociaux et, d’autre part, à « recomposer un rapport aux inégalités pour lui-même », comme si, après avoir conclu en l’injustice du monde, chacun se résolvait à ne rechercher qu’une justice pour soi et ses proches. Ainsi, les expériences des injustices ne parviennent plus à se traduire en mouvements sociaux organisés ; elles ne peuvent se manifester qu’à travers des indignations communes. 

Dans le quatrième chapitre, Dubet cherche justement à expliquer rendre compte de l’« économie morale » qui génère cette colère et cette indignation. Avec Internet, les dénonciations se multiplient, se ramenant à des mobilisations ponctuelles qu’aucun mécanisme traditionnel de l’action collective ne canalise, ni n’encadre. Dans le régime de classes, la colère se retournait contre la figure du patron et le conflit subséquent refroidissait les passions. Mais lorsque plus aucun récit social ne parvient à donner du sens aux frustrations et aux sentiments d’injustice, ceux-ci se muent en ressentiments, parfois dans un style paranoïaque : on cherche un coupable à l’origine de tous les malheurs du monde. L’analyse des faits s’efface lorsque l’indignation domine la critique. On se libère du mépris en cherchant à se démarquer de ceux qui sont plus méprisés que soi. On dénonce les « fausses victimes » pour se faire reconnaître comme victime sans en endosser le statut. Le désir de solidarité ne subsiste que pour les proches. Avec la montée de l’individualisme, les institutions de socialisation entrent en crise et des passions et intérêts contradictoires se juxtaposent : je fais le tri pour recycler, mais je prends l’avion pour partir en vacances, etc. On désire tout et son contraire. Pour surmonter cette contradiction, on peut dénoncer la liberté d’autrui et appeler à un surcroît d’autorité ; Emile Durkheim montrait déjà que le désir d’autorité était le produit de l’individualisme. L’indignation se routinise et, si la politique ne parvient pas à convertir l’indignation en force sociale, le populisme émerge. Parce qu’ils savent désigner des adversaires, les meneurs populistes convertissent l’indignation en ressentiment. Le populisme des sociétés occidentales est « liquide » : il s’adapte à n’importe quelle politique. Il s’en prend à l’oligarchie, mais en occultant finalement les inégalités. Malheureusement, Dubet doute que les sociétés se libèrent rapidement des indignations et des populismes.

La critique des inégalités aurait dû a priori bénéficier aux partis politiques favorables à l’égalité sociale. Ce n’est pas le cas : partout, la gauche est en perte de vitesse. C’est alors une réflexion sur la gauche que mène Dubet dans sa conclusion. Il estime que la lutte contre les grandes inégalités sociales doit être prioritaire, mais qu’elle ne dispense pas d’une lutte contre les petites inégalités, celles que subissent au quotidien les individus. Ce sont ces dernières qui nourrissent les colères et indignations, des passions susceptibles de saper les mécanismes de solidarité.

Ceux qui sont familiers des travaux de Dubet ne seront donc pas dépaysés en lisant Le Temps des passions tristes : nous y retrouvons nombre de questionnements, de réflexions et d’obsessions dont il faisait déjà part dans ses précédents écrits. Dubet se répète, d’un livre à l’autre, au sein d’un même livre, mais cela n’entache en rien sa lecture et démontre finalement la cohérence et l’actualité de sa thèse. La plupart des nouvelles réflexions qu’il expose ici étaient par exemple déjà esquissées dans le dernier article qu’il a publié dans la Revue de l’OFCE (2016). Il n’est pas étonnant qu’il les ait développées sur tout un livre : elles offrent une grille de lecture, non seulement de la montée des populismes que l’on a pu observer à travers le monde développé ces dernières années, mais aussi du mouvement des « gilets jaunes » qui crispe la société française depuis plusieurs mois.

 

Références

DUBET, François (2017), « Frustration relative et individualisation des inégalités », in Revue de l'OFCE, n° 150.

FREMEAUX, Nicolas (2018), Les Nouveaux Héritiers, Seuil. 

PEUGNY, Camille (2013), Le Destin au berceau. Inégalités et reproduction sociale, Seuil.

 

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