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10 avril 2019 3 10 /04 /avril /2019 20:47
Les taux neutres, la stagnation séculaire et le rôle de la politique budgétaire 

Ces dernières années, Larry Summers a développé l’hypothèse que les pays développés sont confrontés à ce qu’il qualifie de « stagnation séculaire » : ils connaîtraient un manque chronique de demande globale, et ce depuis une date antérieure à la crise financière mondiale. A l'instar de la faiblesse de l'inflation, la faiblesse des taux d’intérêt que l’on observe à travers les pays développés en serait l’une des manifestations : par exemple, les rendements à long terme des titres publics protégés contre l'inflation ont eu tendance à baisser depuis au moins les années quatre-vingt-dix et sont restés à leur plus bas niveau historique au cours de la dernière décennie (cf. graphique 1). En effet, la littérature moderne orthodoxe, qui s’est construite autour des travaux des nouveaux keynésiens, suggère que les taux d’intérêt seraient fondamentalement déterminés par le « taux d’intérêt neutre » (ou « taux d’intérêt naturel » ou encore « taux d’intérêt d’équilibre ») : il s’agit du taux qui est compatible avec une performance stable de l’économie. Fondamentalement, si l’économie tend à générer davantage d’épargne que d’investissement, le taux d’intérêt naturel serait faible.

GRAPHIQUE 1  Taux d'intérêt estimés à partir des obligations liées à l'inflation dans les pays développés et aux Etats-Unis (en %)

Ces dernières années, plusieurs explications ont été avancées pour éclairer à la fois la stagnation séculaire et la faiblesse des taux d’intérêt réels : Etienne Gagnon et alii (2016), Carlos Carvalho et alii (2016), Noëmie Lisack et alii (2017) ou encore Gauti Eggertsson et alii (2019) ont mis l’accent sur le vieillissement démographique ; Adrien Auclert et Matthew Rognlie (2018) sur les inégalités de revenu ; Barry Eichengreen (2015) sur la baisse du prix des biens d’investissement ; Emmanuel Farhi et François Gourio (2019) sur l’essor du capital intangible et l’accroissement du pouvoir de marché des entreprises, etc. Toutes ces forces conduiraient à déprimer la demande globale et à pousser les taux d’intérêt à la baisse en stimulant l’investissement ou en déprimant l’investissement.

Dans une nouvelle publication, Łukasz Rachel et Lawrence Summers (2019) ont estimé le taux d’intérêt réel neutre en utilisant les données agrégées de tous les pays développés, c’est-à-dire comme s’ils formaient une économie pleinement intégrée. Ils justifient cela par le fait que les fluctuations de la position du compte courant de l’ensemble des pays développés avec le reste du monde sont faibles. Leur analyse suggère que le taux d’intérêt réel pour l’ensemble des pays développés a baissé d’environ 3 points de pourcentage au cours des 40 dernières années et qu’il est actuellement juste au-dessus de zéro en termes réels (cf. graphique 2).

GRAPHIQUE 2  Taux d’intérêt naturel et croissance tendancielle des pays développés (en %)

Ce résultat apparaît paradoxal dans la mesure où ces dernières décennies ont été marquées par une hausse des dépenses publiques et des ratios d’endettement public : on aurait pu s’attendre à ce qu’une période de fort creusement des déficits publics et de hausse de la dette publique ait fortement poussé les taux d’intérêt réels neutres à la hausse. D’après les estimations de Rachel et Summers, la hausse des dépenses publiques et notamment l’extension des systèmes de protection sociale ont pu contribuer à pousser les taux d’intérêt réels d’équilibre de 3,2 points de pourcentage. Le fait que les taux d’intérêts réels aient au contraire poursuivi leur baisse suggère que les forces qui œuvrent à les déprimer du côté du secteur privé aient été plus importantes qu’on ne l’ait considéré jusqu’à présent. D’après les estimations de Rachel et Summers, le taux d’intérêt réel neutre du secteur privé a pu décliner de 7 points de pourcentage depuis les années soixante-dix. Ces conclusions sont cohérentes avec les constats de Oscar Jordà et alii (2017), ces derniers ayant établi que la faiblesse actuelle des taux d’intérêt n’est pas inhabituelle au regard de l’histoire. Elle est également cohérente avec l’expérience que connaît le Japon depuis les années quatre-vingt-dix.

Ces divers constats suggèrent ainsi que l’ensemble des pays développés est susceptible de connaître le même sort que le Japon, où l’extrême faiblesse des taux d’intérêt d’équilibre semble être devenue un aspect structurel de son économie. Pour Rachel et Summers, leur analyse suggère que la combinaison des niveaux traditionnels de taux d’intérêt et des Budgets équilibrés, voire des ratios dette publique sur PIB stables, constitue une bonne prescription pour faire basculer l’économie dans la récession. Si les autorités désirent éviter que la demande globale contraigne la production, elles doivent accepter des déficits budgétaires et dette publique élevés et croissants, laisser les taux d’intérêts réels proches de zéro, voire négatifs, et adopter des politiques structurels qui promeuvent l’investissement et réduisent l’épargne.

Quant au choix de la politique conjoncturelle à adopter, Rachel et Summers montrent leur préférence pour la politique budgétaire. Son usage semble d’ailleurs peu risqué : Olivier Blanchard (2019) a noté que les craintes traditionnelles à propos de l’endettement public dans un contexte de faibles taux d’intérêts réels  semblent peu justifiées au regard de l’Histoire. Rachel et Summers sont peu convaincus à l’idée de recourir à la politique monétaire : il n’est pas certain que les banques centrales aient suffisamment de marge de manœuvre pour réduire leurs taux si une nouvelle récession éclatait ; il n’est pas certain qu’un assouplissement monétaire stimule vraiment l’activité lorsque les taux sont initialement bas ; enfin, de faibles taux peuvent avoir des effets pervers en alimentant des bulles spéculatives, en entraînant une mauvaise allocation du capital et en renforçant le pouvoir de marché des entreprises.

L’analyse de Rachel et Summers a suscité plusieurs réactions, notamment des critiques, mais ces dernières portent davantage sur les recommandations en matière de politique économique que sur le diagnostic qu’ils établissent [Gonçalves Raposo, 2019]. La controverse porte surtout sur l’efficacité de la politique monétaire : d’un côté, Martin Wolf (2019) confirme que les banques centrales n’ont plus de marge de manœuvre pour stimuler davantage l'activité, ce qui justifie de recourir à la politique budgétaire, en premier lieu l’investissement public ; de l’autre, Martin Sandbu (2019) affirme que les banques centrales n’ont pas épuisé tout leur arsenal et qu’elles pourraient par exemple chercher à directement cibler les taux d’intérêt à long terme. David Leonhardt (2019) rejoint Wolf en appelant à recourir davantage à la politique budgétaire, mais non en accordant des baisses d’impôts, non aux seuls riches comme le fit l’administration Trump, mais à la majorité de la population. Mais la plus grande critique est indirecte (1) et elle émane du côté de la Banque des Règlements Internationaux : après avoir étudié les données relatives à 19 pays développés et remontant jusqu’à 1870, Claudio Borio et alii (2019) rejettent les récentes explications des taux d’intérêt réels en suggérant que les facteurs financiers et notamment les régimes monétaires déterminent les taux d’intérêt réels, et ce même à long terme.

 

(1) Borio et alii (2019) ont publié leur étude quelques jours après que Rachel et Summers aient publié la leur. Ils ne répondent pas directement à celle-ci, mais aux travaux antérieurs de Summers sur la stagnation séculaire.

 

Références

AUCLERT, Adrien, & Matthew ROGNLIE (2018), « Inequality and aggregate demand », NBER, working paper, n° 24280.

BLANCHARD, Olivier (2019), « Public debt and low interest rates », PIIE, working paper, n° 19-4.

BORIO, Claudio, Piti DISYATAT & Phurichai RUNGCHAROENKITKUL (2019), « What anchors for the natural rate of interest? », BRI, working paper, n° 777.

CARVALHO, Carlos, Andrea FERRERO et Fernanda NECHIO (2016), « Demographics and real interest rates: Inspecting the mechanism », Federal Reserve Bank of San Francisco, working paper, n° 2016-05.

EGGERTSSON, Gauti B., Neil R. MEHROTRA & Jacob A. ROBBINS (2019), « A model of secular stagnation: Theory and quantitative evaluation », in American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 11, n° 1.

EICHENGREEN, Barry (2015), « Secular stagnation: The long view », in American Economic Review, vol. 105, n° 5.

FARHI, Emmanuel, & François GOURIO (2019), « Accounting for macro-finance trends: Market power, intangibles, and risk premia », NBER, working paper, n° 25282.

GAGNON, Etienne, Benjamin K. JOHANNSEN & David LOPEZ-SALIDO (2016), « Understanding the new normal: The role of demographics », Réserve fédérale, finance and economics discussion paper, n° 2016-080.

GONÇALVES RAPOSO, Inês (2019), « Secular stagnation and the future of economic stabilisation », in Bruegel (blog), 1er avril.

JORDÀ, Oscar, Katharina KNOLL, Dmitry KUVSHINOV, Moritz SCHULARICK & Alan M. TAYLOR (2017), « The rate of return on everything, 1870–2015 », NBER, working paper, n° 24112.

LEONHARDT, David (2019), « There is no boom », in New York Times, 11 mars.

LISACK, Noëmie, Rana SAJEDI & Gregory THWAITES (2017), « Demographic trends and the real interest rate », Banque d'Angleterre, working paper, n° 701. 

RACHEL, Łukasz, & Lawrence H. SUMMERS (2019), « On falling neutral real rates, fiscal policy, and the risk of secular stagnation », Brookings Paper on Economic Activity.

SANDBU, Martin (2019), « How secular is secular stagnation? », in Financial Times, 13 mars.

SUMMERS, Lawrence H. (2019), « Responding to some of the critiques of our paper on secular stagnation and fiscal policy », 20 mars.

WOLF, Martin (2019), « Monetary policy has run its course », in Financial Times, 12 mars.

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