Comment l’État peut-il réguler le charity business ?
Gabrielle FACK, Camille LANDAIS et Alix MYCZKOWSKI
éditions Rue d’Ulm, 2018
Dans un contexte où l’endettement public est important et la pression fiscale jugée excessive, mais où la population semble désirer que la fourniture de biens publics reste importante et de qualité, on recherche en France, mais aussi dans d’autres pays, à encourager l’implication des financements privés dans le financement des biens publics. A cet égard, un modèle alternatif semble se dessiner aux Etats-Unis, où la philanthropie semble connaître un nouvel âge d’or. L’idée de le répliquer en France est loin de faire l’unanimité, comme le rappellent les débats suscités par les dons de certains milliardaires pour la reconstruction de Notre-Dame de Paris. Dans leur ouvrage, Gabrielle Fack, Camille Landais et Alix Myczkowski se sont demandé quelle place faut-il accorder au financement privé dans la fourniture des biens publics, qu’il s’agisse aussi bien de l’éducation, de la culture ou encore de la recherche médicale.
Dans un premier chapitre, Fack et ses coauteurs se sont penchés sur la mesure de la philanthropie. Les différences en matière de philanthropie entre les pays ont beau être indéniables, elles sont peu étudiées, notamment parce qu’elles sont difficiles à mesurer pour les comptables nationaux. D’une part, il n’y a pas de définition claire de ce qui constitue un bien public. D’autre part, l'acte du don n’a pas forcément vocation à être rendu public. Pour surmonter les insuffisances de la comptabilité nationale, il faut donc se tourner vers d’autres sources de données. La première est celle qu’offrent les sondages et enquêtes. Les grandes enquêtes internationales de valeurs permettent par exemple de mettre en évidence une corrélation positive entre la part des donateurs financiers dans la population d’un pays et le niveau de PIB par tête de ce dernier, ce qui pourrait suggérer que les biens publics que financent les associations constituent des biens normaux ou alors le fait que les biens publics soient fournis dans les pays en développement de façon informelle. Cette seconde interprétation est confortée par l’absence de corrélation entre la prégnance des préoccupations altruistes et le PIB par tête. De plus, il ne semble pas que la contribution privée tende à s'affaiblir à mesure que le secteur public accroît son champ d'intervention.
GRAPHIQUE 1 Part dans le revenu total des dons reportés dans les déclarations de revenus (en %)
Les données fiscales offrent une source de données plus fiable pour mesurer la philanthropie. Elles suggèrent qu’en termes d’importance des dons, la hiérarchie des pays est stable (cf. graphique 1). En l’occurrence, les dons ont toujours pris une part plus importante dans le revenu total aux Etats-Unis que dans les autres pays développés. Ces différences entre pays s’observent également lorsque l’on restreint l’échantillon aux ménages riches. Par exemple, les 10 % des Américains les plus riches tendent à verser 2,5 % et 3,5 % de leur revenu (cf. graphique 2). Les riches français se singularisent par la faiblesse de leurs dons : ces derniers représentent entre 0,2 et 0,4 % de leur revenu.
GRAPHIQUE 2 Comparaison de la part des dons déclarés dans le revenu des 10 % des ménages les plus riches
La générosité varie fortement dans le temps et l’espace, ce qui suggère que les ressorts de la philanthropie sont multiples. Certains estiment que l’essor de la philanthropie dans certains pays comme les Etats-Unis s’explique par la hausse des inégalités qu’ils ont pu connaître : celle-ci aurait augmenté le nombre de super-riches susceptibles de devenir donateurs. Or certains pays, comme le Canada et le Royaume-Uni ont connu une hausse forte hausse des inégalités que les Etats-Unis sans connaître un aussi fort essor des dons. Les dons ont toujours été plus importants dans les pays anglo-saxons qu’en France, même lorsque ces pays avaient des niveaux d’inégalités ou de dépenses publiques similaires. Les différences culturelles ne semblent pas non plus expliquer à elles seules la plus ou moins forte prégnance de la philanthropie d’un pays à l’autre : des pays culturellement proches (comme le Canada et les Etats-Unis par exemple) ne sont pas aussi philanthropes l’un que l’autre. Tout cela suggère que les différences en matière d’incitations fiscales pourraient jouer un rôle déterminant.
Dans un deuxième chapitre, Fack et ses coauteurs se demandent quelles raisons amènent les individus à donner. L’analyse économique standard raisonne en termes d’utilité. Si des individus contribuent au secteur caritatif, c’est avant tout parce qu’ils en bénéficient directement. C’est le cas lorsque les services que ce secteur produit sont des biens collectifs. Mais, parce que ces derniers sont par nature non exclusifs (on peut difficilement exclure de leur consommation un individu qui n’a pas participé à leur production), certains pourraient être tentés de se comporter en passagers clandestins, c’est-à-dire de consommer ces biens sans participer à leur production. Le secteur privé est alors peu incité à produire ces biens, d’où la justification que l’Etat intervienne pour prendre en charge leur production. Mais si l’Etat intervient, il le fera en prélevant des impôts, si bien que les individus devraient être incités à réduire davantage leur contribution volontaire. Mais les analyses empiriques ne mettent pas en évidence un effet d’éviction massif, ce qui souligne les limites de la théorie standard [Hungerman, 1995 ; Gruber et Hungerman, 2006]. En l’occurrence, lorsque l’Etat augmente ses dépenses, les associations tendent à réduire leur action dans certains domaines, mais de façon délibérée, non pas parce que les dons chutent ; les subventions publiques permettent aussi aux associations d’avoir à moins solliciter les dons.
L’approche économique standard permet de relier philanthropie et fourniture des biens publics, mais elle rend difficilement compte des motivations altruistes derrière le don : ce dernier est une activité sociale inscrite dans un contexte culturel et institutionnel [Mauss, 1925]. Ainsi, il semble nécessaire de se tourner vers la sociologie et la psychologie pour éclairer les ressorts de la philanthropie. Certes le donateur peut recevoir en contrepartie de son don des biens ou services (de valeur souvent symbolique) ; il peut accroître aussi son pouvoir d’influence. Certains dons procurent un prestige social, surtout lorsqu’ils sont rendus publics par les organisations qui en bénéficient, ce qui offre une motivation supplémentaire à participer au financement des biens publics [Harbaugh, 1998]. Les études psychologiques suggèrent toutefois que les individus sont aussi enclins à aider autrui et à participer à des actions collectives, même quand ces dernières leur sont coûteuses [Ames et Marwell, 1981]. Dès leur plus jeune âge, les individus manifestent des comportements de coopération. En outre, le degré d’empathie augmente avec le sentiment subjectif de proximité. En fait, le donateur tire de l’acte même de donner une utilité intrinsèque. En conséquence, on ne peut pas considérer que les financements publics par l’impôt et les financements privés soient équivalents.
Dans un troisième chapitre, Fack et ses coauteurs se demandent quel devrait être le rôle des politiques publiques face à la charité. Ils rappellent tout d’abord qu’il n’y a pas de méthode optimale pour déterminer le niveau idéal de fourniture des biens publics par l’État. Selon la règle de Paul Samuelson (1954), c’est le niveau pour lequel le coût marginal est égal à la somme des disponibilités marginales à payer pour obtenir ce bien. Cette solution ne peut toutefois pas être mise en pratique, dans la mesure où les individus n’ont pas forcément intérêt à révéler le montant qu’ils sont prêts à payer, voire ne savent peut-être tout simplement pas quelle valeur ils sont prêts à attribuer aux biens publics [Diamond et Hausman, 1994]. Le vote ne semble a priori pas mieux révéler les préférences de la population, mais il peut inciter les individus à s’informer ; d’un autre côté, il peut aussi amener des groupes de pression à s’investir pour modifier leurs perceptions. « Il faut se résoudre à un système hybride, qui laisse la place à l’initiative des individus dans le financement et la fourniture directe des biens publics, tout en gardant une forme d’intervention publique et un contrôle démocratique » : la seconde permet de surmonter le problème du passager clandestin et d’avoir une certaine idée de la valeur désirée des biens publics via le débat public, mais la première offre aussi des informations sur les biens publics que la population désire financer et de surmonter certaines défaillances de l’Etat, notamment sa capture par des intérêts privés.
Pour réguler le financement des biens publics, la puissance publique dispose de plusieurs outils, notamment le financement direct et les incitations au financement privé. Le contrôle direct par l’Etat de leur production peut se justifier par le fait qu’un financement purement privé entraînerait des inégalités d’accès à ces biens, mais l’Etat n’entreprend pas forcément leur production ; il peut la déléguer au secteur privé. Quant aux incitations au financement privé des biens publics, elles incluent les subventions financières aux dons accordés à des associations ou à des fondations. Aux Etats-Unis, les taux marginaux d’imposition, donc les subventions implicites aux dons, ont connu d’importantes évolutions au fil des décennies et celles-ci ont été suivies de près par l’évolution des dons des contribuables les plus aisés (cf. graphique 3). Historiquement, la France avait plutôt cherché à limiter le développement de l’intervention privée dans la fourniture de biens publics. Aujourd’hui, elle se caractérise par le montant de crédits d’impôts le plus élevé parmi les pays développés. Ces dernières années, elle a particulièrement cherché promouvoir la philanthropie des plus riches. En 2016, la France a consacré plus de 2,2 milliards d’euros aux allègements d’impôts pour les dons privés, dont plus de 150 millions d’euros au titre de l’ISF. Bien évidemment, la question qui se pose est si cet effort ne serait pas excessif.
GRAPHIQUE 3 Taux marginal supérieur et dons déclarés (en fraction du revenu total) des 0,01 % des contribuables ayant les revenus les plus élevés aux États-Unis
Pour déterminer si un pays investit trop ou trop peu dans les incitations fiscales, les économistes cherchent à évaluer l’élasticité-prix du don, c’est-à-dire comment les dons réagissent aux incitations. Les premières analyses empiriques suggéraient une forte élasticité [Feldstein et Taylor, 1976]. Les analyses plus récentes amènent plutôt à penser que les élasticités sont faibles aux Etats-Unis [Fack et Landais, 2016] et encore plus faibles en France [Fack et Landais, 2009], ce qui suggère que le niveau des subventions aux dons privés pourrait être bien trop élevé en France. En outre, les récentes analyses montrent non seulement que les réactions des dons aux incitations dépendent du contexte, mais qu’elles sont aussi hétérogènes : elles apparaissent surtout fortes pour les hauts revenus, mais cela semble surtout s’expliquer par l’inclinaison des plus aisés à utiliser les dispositifs fiscaux à des fins d’optimisation fiscale [Fack et Landais, 2016]. Dans la mesure où les incitations fiscalités sont plus fortes en France que dans les autres pays développés et où celles-ci ont un impact limité sur les comportements de dons, les subventions importantes aux dons constituent en France un important transfert vers les plus fortunés.
Au final, il apparaît nécessaire d’envisager le recours à d’autres outils d’intervention pour encourager les contributions et l’initiative privée dans la fourniture des biens publics. Si les Français les plus fortunés donnent peu, c’est en grande partie parce que le système institutionnel est mal adapté aux dons privés. Fack et ses coauteurs montrent dans le reste du chapitre 3 quel rôle peut jouer la puissance publique dans la structuration du secteur à but non lucratif et dans la définition du cadre juridique des financements privés. Il serait à leurs yeux une erreur de chercher à répliquer le modèle américain, qui autorise une pléthore de fondations et régule très peu le secteur. Or l’expérience anglo-saxonne démontre qu’un contrôle, notamment démocratique, demeure nécessaire sur la définition de ce qui constitue un bien public et sur les droits auxquels donne accès son financement.
Références
FACK, Gabrielle, & Camille LANDAIS (2016), Philanthropy, tax policy and tax cheating. A long-run perspective on US data.
MAUSS, Marcel (1925), Essai sur le don.