Au fil des décennies, la croissance de la productivité du travail a eu tendance à ralentir dans les pays développés. Aux Etats-Unis, la croissance du PIB réel par heure travaillée est passée de 2,7 % par an en moyenne sur la période allant de 1950 à 1972 à 1,9 % sur la période allant de 1972 à 2005, puis à 1,1 % sur la période allant de 2005 à 2017. Dans l’ensemble des quinze pays d’Europe occidentale (en l’occurrence, les quinze pays qui constituaient l’Union européenne avant que celle-ci ne s’élargisse en 2004 en acceptant dix nouveaux pays-membres en Europe orientale), la croissance du PIB réel par heure travaillé a baissé encore plus fortement, puisqu’elle est passée de 4,7 % par an en moyenne sur la période allant de 1950 à 1972, à 2,0 % sur la période allant de 1972 à 2005, puis à 0,8 % sur la période allant de 2005 à 2017.
Une telle évolution inquiète les économistes. Pour tout partage donné de la valeur ajoutée, un ralentissement de la productivité du travail freine la croissance des salaires réels et plus largement du niveau de vie. Il se traduit en outre par un ralentissement de la même ampleur de la production potentielle, donc de la capacité du pays à créer des richesses.
Afin d’éclairer ce phénomène, Robert Gordon et Hassan Sayed (2019) ont récemment utilisé les données de KLEMS pour comparer le ralentissement de la croissance de la productivité que les Etats-Unis connaissent depuis 1950 et celui que connaissent depuis 1972 les dix plus grosses économies d’Europe occidentale (en l’occurrence, l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, la France, l’Italie, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suède). Ils considèrent en l’occurrence quatre sous-périodes, la première entre 1950 et 1972, la deuxième entre 1972 et 1995, la troisième entre 1995 et 2005 et la dernière entre 2005 et 2015. Leurs données leur permettent de réaliser une décomposition comptable de la croissance de la productivité en distinguant les contributions respectives de l’approfondissement du capital, de la composition du travail et de la productivité multifactorielle ; d’identifier à quelle vitesse les différents secteurs croissent au cours de chaque sous-période et de mesurer la contribution relative de chacun de ces secteurs à la croissance de la productivité globale ; et de réaliser une décomposition comptable au niveau sectoriel pour identifier les secteurs dans lesquels un ralentissement de l’approfondissement du capital ou de la productivité multifactorielle s’est révélé particulièrement marqué.
Gordon et Sayed comparent la performance des Etats-Unis avec celle des dix plus grosses économies d’Europe occidentale. Les Etats-Unis et les pays européens ont donc connu un ralentissement de la croissance de la productivité, mais pas de façon synchrone. Cela dit, il y a eu des différences dans le calendrier et l’ampleur de ce ralentissement : d’une part, le ralentissement de la croissance après 1972 est plus marqué en Union européenne qu’aux Etats-Unis ; d’autre part, les Etats-Unis ont joui d’un retour temporaire de la croissance de la productivité entre 1995 et 2005, tandis que les pays européens n’en ont connu aucun.
Gordon et Sayed interprètent l’expérience européenne de la période allant de 1950 à 1995 comme un rattrapage vis-à-vis des Etats-Unis. En effet, au cours des décennies qui suivent immédiatement la Seconde Guerre mondiale, la croissance a été plus rapide en Europe qu’aux États-Unis. En conséquence, la productivité européenne représentait 81 % de la productivité américaine en 1972, contre 50 % en 1950. Au cours des décennies suivantes, la croissance a ralenti des deux côtés de l’Atlantique, mais elle est restée plus forte en Europe qu’aux Etats-Unis, si bien que la convergence s’est poursuivie, mais plus lentement.
La croissance rapide qu’ont connue les pays européens entre 1950 et 1972 s’explique, d’une part, par les efforts de reconstruction qu’ils ont dû entreprendre dans le sillage du conflit mondial et, d’autre part, par l’adoption (retardée) des innovations qui avaient alimenté la croissance de la productivité américaine au cours de la première moitié du vingtième siècle. Le ralentissement que la croissance européenne a connu entre 1972 et 1995 réplique celui qu’a connu la croissance américaine entre 1950 et 1972. Le rythme et la composition sectorielle de la croissance de la productivité agrégée qu’ont connue les pays européens entre 1972 et 1995 sont similaires à ceux que la croissance américaine a enregistrés entre 1950 et 1972.
Plusieurs études antérieures ont suggéré que le décrochage de la croissance européenne des années soixante-dix aux années quatre-vingt-dix s’expliquerait par l’inadéquation de ses institutions des marchés de produits et du travail [Ark et alii, 2008]. Or, Gordon et Sayed aboutissent à un constat qui amène à remettre en question cette visions : entre la période allant de 1972 à 1995 et la période allant de 2005 à 2015, la croissance de la productivité des pays européens a baissé en moyenne de 1,68 point de pourcentage, soit du même montant que la croissance américaine entre la période allant de 1950 à 1972 et la période allant de 1995 à 2005, puisque celle-ci a décliné de 1,67 points de pourcentage. De plus, il y a une très forte corrélation dans la magnitude du ralentissement de la croissance des deux côtés de l’Atlantique. Autrement dit, le ralentissement de la croissance de la productivité serait une « pathologie transatlantique ». Cela amène Gordon et Sayed à penser que le ralentissement de la croissance de la productivité observé de l’immédiat après-guerre à la dernière décennie s’explique par un retard dans le changement technologique qui affecta les mêmes secteurs dans les mêmes proportions des deux côtés de l’Atlantique.
Références