La Théorie Générale n’est pas sans ambiguïtés. Dans le chapitre 2 de son opus magnum, Keynes introduit l’hypothèse de rigidité des salaires à la baisse, en précisant qu’elle n’influence pas réellement ses conclusions, mais qu’elle lui permet de simplifier son exposé. Il avance un argument pour la justifier : les travailleurs refusent de voir leur salaire nominal baisser, par crainte de voir leur salaire relatif diminuer, autrement dit par peur de descendre dans la hiérarchie des salaires. Or, il n’a pas vraiment par la suite démontré la neutralité de cette hypothèse pour son analyse, ce qui a contribué à empêcher l’émergence d’une interprétation de son ouvrage qui fasse consensus.
D’un côté, de nombreux économistes, associés il y a un demi-siècle à la synthèse néoclassique ou ces dernières décennies à la nouvelle économie keynésienne, ont considéré la rigidité des salaires comme la clé de voûte de la théorie keynésienne du chômage. Finalement, leur cadre de base reste néoclassique : il existe une offre de travail (croissante avec le salaire), une demande de travail (décroissante avec le salaire) et en conséquence un niveau de salaire qui égalise l’offre et la demande de travail. Si le salaire se retrouve à un niveau supérieur à celui d’équilibre, le marché du travail se retrouvera déséquilibré : il y a du chômage. En principe, le rationnement de l’offre de travail devrait mécaniquement pousser le salaire à la baisse, ce qui ramènerait le marché à l’équilibre. Mais le salaire nominal étant supposé rigide à la baisse, le marché du travail ne s’apurera pas. Beaucoup ont alors vu l’accélération de l’inflation comme un moyen de faire refluer le chômage en réduisant les salaires réels sans que les salaires nominaux aient à baisser ; aussi bien James Tobin (1972) que George Akerlof et alii (1996) estiment qu’un peu d’inflation permet « de graisser les roues du marché du travail ». Nous trouvons d’ailleurs là une justification théorique à l’arbitrage entre chômage et inflation de la courbe de Phillips, cette pièce qui finit par prendre une place centrale pour la synthèse néoclassique, au point que la seconde connaîtra sa chute avec la remise en cause de la première.
Les nouveaux keynésiens se sont attelés à identifier les raisons pour lesquelles les salaires sont rigides, non seulement parce qu’une telle rigidité permet d’expliquer le chômage, mais aussi parce qu’elle leur permet de redonner la légitimité à la politique monétaire discrétionnaire : comme les salaires sont écrits en termes nominaux et qu’ils ne sont renégociés qu’à une faible fréquence, les chocs monétaires érodent les salaires réels et ont ainsi un impact sur l’économie réelle [Fischer, 1977 ; Taylor, 1980]. Si les salaires ne sont pas continuellement renégociés, c’est notamment parce que les renégociations sont coûteuses, ne serait-ce parce qu’elles prennent du temps. La littérature autour du salaire d’efficience suggère qu’il peut être rationnel pour les entreprises de maintenir des salaires élevés, dans la mesure où une baisse des salaires est susceptible de réduire l’efficacité des travailleurs : ces derniers sont moins motivés à faire d’efforts, ils ont plus de chances de quitter l’entreprise, donc de ne pas profiter de l’apprentissage par la pratique (learning-by-doing), etc. Bien sûr, les salariés peuvent trouver la baisse de leurs rémunérations injuste et se mettre en conséquence en grève, ce qui freinera la production de l’entreprise et alourdira ses coûts. Au cours des entretiens que Bewley (1999) réalisent auprès des employeurs, ces derniers affirment que les travailleurs détestent vraiment les baisses de salaires nominaux et qu’ils sont par conséquent réticents à les imposer.
D’autres économistes se revendiquant comme les dépositaires de l’héritage keynésien, notamment les post-keynésiens, jugent que l’hypothèse de rigidité des salaires à la baisse n’est pas nécessaire pour faire apparaître du chômage involontaire. Ils mettent d’ailleurs davantage l’accent sur le rôle que joue la baisse des salaires, donc leur flexibilité, dans l’apparition du chômage involontaire. Keynes lui-même a mis en lumière en tel mécanisme dans sa Théorie générale : le chapitre 19 démontre les dangers d’une déflation salariale.
Dans tous les cas, l’hypothèse d’une rigidité des salaires nominaux peut faire l’objet de tests empiriques : si les salaires nominaux sont rigides à la baisse dans une économie, alors elle devrait rarement connaître une baisse des salaires nominaux, mais par contre fréquemment un gel des salaires nominaux. Plusieurs études se sont appuyées sur les déclarations des travailleurs occupant un emploi qui ont été collectées à travers des enquêtes menées auprès des ménages. Elles ont suggéré que les réductions de salaires nominaux étaient fréquentes, mais également aussi les gels de salaires nominaux. Autrement dit, elles n’ont pas réussi à déterminer si les salaires nominaux étaient flexibles ou bien rigides à la baisse. En outre, cette littérature, qui s’appuie sur un matériel subjectif, est critiqué pour son manque de fiabilité, en raison des possibles erreurs des répondants dans leur déclaration.
Dans un récent article publié dans le Journal of Economic Perspectives, Michael Elsby et Gary Solon (2019) ont cherché à synthétiser une littérature plus récente qui a cherché à obtenir des données relatives aux salaires plus précises en les recueillant auprès des registres de paie tenus par les employeurs et les bulletins de paie. Ils ont compilé les résultats d’une douzaine études réalisées dans plusieurs pays, en l’occurrence, Grande-Bretagne, des Etats-Unis, de l’Allemagne de l’Ouest, d’Autriche, d’Italie, d’Espagne, du Mexique, d’Irlande, de la Corée du Sud, du Portugal, de Suède et de Finlande.
GRAPHIQUE Pourcentage de salariés gardant leur emploi qui voient leur salaire nominal baisser au cours de l'année en fonction de l'inflation
Au terme de leur recension, il apparaît qu’à l’exception de circonstances extrêmes, en l’occurrence lorsque les baisses de salaires nominaux sont soit juridiquement interdites, soit accompagnées d’une forte inflation, les baisses de salaires nominaux d’une année sur l’autre semblent assez fréquentes, affectant généralement 15 à 25 % de ceux qui gardent leur emploi en périodes de faible inflation. Les gels de salaires nominaux apparaissent quant à eux bien moins fréquents, affectant généralement moins de 8 % de ceux qui restent en emploi. Il y a peu de preuves empiriques suggérant une large accumulation de gels des salaires en périodes de faible inflation.
Références
BEWLEY, Truman F. (1999), Why Wages Don’t Fall during a Recession, Harvard University Press.
KEYNES, John Maynard (1936), The General Theory of Employment, Interest and Money, Macmillan.
TOBIN, James (1972), « Inflation and unemployment », in American Economic Review, vol. 62, n° ½.