Dmitry Kuvshinov et Kaspar Zimmermann (2020a) ont présenté un nouvel ensemble de données relatives à la capitalisation boursière dans 17 pays développés pour la période allant de 1870 à 2016, données qu’ils ont étudiées pour essayer de mettre à jour les tendances à long terme de la capitalisation boursière et identifier les facteurs à leur origine.
Contrairement à Raghuram Rajan et Luigi Zingales (2003), qui suggéraient une évolution en forme de U, leur analyse montre que l’évolution historique du marché boursier s’apparente à une crosse de hockey. En l’occurrence, il apparaît que le ratio entre les cours boursiers et le PIB stagnait pour l’essentiel du siècle qui précéda les années quatre-vingt ; en passant d’environ 0,3 à 1, il tripla au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, une période que Kuvshinov et Zimmermann qualifient de « big bang », pour ensuite rester à un niveau élevé (cf. graphique 1). L’expansion boursière a eu lieu dans chaque pays de l’échantillon étudié et, dans la grande majorité des pays observés, le niveau actuel de la taille du marché boursier dépasse de loin tout ce qui a pu être observé avant les années quatre-vingt.
GRAPHIQUE 1 Capitalisation boursière dans les pays développés (en % du PIB)
source : Kuvshinov et Zimmermann (2020a)
Kuvshinov et Zimmermann se sont alors demandé si cette évolution s’expliquait par un changement du prix ou de la quantité des actions. Pour le déterminer, ils ont combiné leurs estimations des capitalisations boursières avec les données relatives aux rendements boursiers, aux taux d’intérêt et aux flux de trésorerie tirées d'Oscar Jordà et alii (2019). Il apparaît que les plus-values, et non les émissions d’actions par les entreprises déjà cotées ou l’introduction de nouvelles entreprises en Bourse, expliquent l’évolution des marchés boursiers à long terme. La stagnation de la capitalisation boursière entre la Première guerre mondiale et 1980 s’explique par des chocs associés aux deux guerres mondiales, à la Grande Dépression et à la stagflation des années soixante-dix qui ont touché les cours boursiers. L’épisode du big bang a coïncidé avec une forte hausse des cours boursiers : ces derniers ont augmenté après 1985 à un rythme annuel moyen de 3,5 %, soit cinq fois plus vite que la norme historique.
Les cours boursiers devraient être égaux à la valeur actualisée des futurs flux de trésorerie. Par conséquent, le niveau élevé des cours boursiers s’explique soit par des flux de trésorerie futurs plus élevés, soit par un plus faible taux d’actualisation. Kuvshinov et Zimmermann cherchent à déterminer laquelle des deux explications domine. Leur analyse suggère tout d’abord qu’une hausse du ratio capitalisation boursière sur PIB prévoit de faibles rendements boursiers à l’avenir, mais pas une plus forte croissance future des dividendes, ce qui suggère que le big bang s’explique par un plus faible taux d’actualisation pour les actions. Mais en outre, il apparait que le ratio capitalisation boursière sur PIB n’a certes pas de pouvoir prédictif pour la croissance future des flux de trésorerie, mais qu’il est fortement corrélé avec les niveaux courants de dividendes, ce qui suggère que le big bang s’explique par une hausse des profits des sociétés cotées qui ne s’est pas accompagnée par une accélération future des taux de croissance.
Poursuivant leur analyse, Kuvshinov et Zimmermann constatent que le taux d’actualisation des actions a chuté dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix et qu’il est ensuite resté faible. Cette baisse s’explique par la baisse de la prime de risque sur les actions. Mais si la capitalisation boursière n’est pas retournée à la moyenne après 2000, c’est parce que les taux d’intérêt sûrs ont diminué, ce qui a maintenu le taux d’actualisation des actions à un faible niveau malgré le retour à la moyenne de la prime de risque. Quant aux flux de trésorerie, il apparaît que les dividendes versés par les sociétés cotées ont doublé, relativement au PIB, entre 1985 et 1995 (cf. graphique 2). Une analyse contrefactuelle confirme que la chute du taux d’actualisation et l’essor des dividendes expliquent la quasi-totalité de la hausse de la capitalisation boursière au cours du big bang.
GRAPHIQUE 2 Dividendes versés par les entreprises cotées (en % du PIB)
source : Kuvshinov et Zimmermann (2020a)
Kuvshinov et Zimmermann estiment que les causes sous-jacentes à ces deux tendances structurelles ont probablement peu à voir avec le développement du marché boursier lui-même. Par contre, elles ont pu être liées à plusieurs phénomènes macroéconomiques. Plusieurs études ont relié la baisse du taux d’actualisation à la baisse des taux sûrs, associée à divers phénomènes allant de l’accroissement de l’épargne dans le sillage du vieillissement démographique à la réduction de l’offre d’actifs sûrs [Caballero et Farhi, 2018 ; Summers et Rachel, 2019]. Mais la baisse des taux sûrs n’explique pas tout, puisque la baisse de la prime de risque a également joué un rôle. La réduction de la volatilité macroéconomique a pu contribuer à la baisse des taux d’actualisation en réduisant le prix du risque [Lettau et alii, 2008 ; Kuvshinov et Zimmermann, 2020b].
Le fait que les entreprises cotées des pays développés aient versé davantage de dividendes ces dernières décennies, alors même que la croissance de la productivité ralentissait, suggère qu’il y a eu une redistribution des revenus primaires vers les entreprises cotées, au détriment du travail et des entreprises non cotées. Daniel Greenwald et alii (2019) ont suggéré que la hausse de la part du capital pouvait expliquer l’essentiel de la hausse récente de la capitalisation boursière aux Etats-Unis. De son côté, Simcha Barkai (2016) a suggéré que les profits des entreprises cotées aux Etats-Unis ont augmenté au détriment des parts du capital et du travail. La redistribution des profits vers les sociétés cotées peut aussi traduire une hausse du pouvoir de marché de ces dernières. Diverses études comme celles de Frederico Diez et alii (2018), de Thomas Philippon (2019) et Jan De Loecker et alii (2020) suggèrent en effet que le pouvoir de marché des firmes a augmenté ces dernières décennies, aussi bien aux Etats-Unis que dans le reste des pays développés, mais aussi que le pouvoir de marché des entreprises est fortement corrélé avec leur capitalisation boursière. Une baisse de la fiscalité des entreprises a pu également contribuer à stimuler aussi bien leurs profits après impôts que les cours boursiers [McGrattan et Prescott, 2005].
Kuvshinov et Zimmermann ont conclu leur étude en notant que la capitalisation boursière restait pour autant un bon baromètre de l’état du marché boursier. Mais au lieu de signaler des perspectives de forte croissance, des niveaux élevés de capitalisation boursière sont le signe de difficultés à venir, en prédisant de faibles rendements, de faibles dividendes et une forte probabilité d’effondrement boursier. Les fortes valorisations et capitalisations boursières observées ces derniers mois sont donc le signe, non pas d’un faible risque, mais d’un risque élevé sur les marchés boursiers.
Références
PHILIPPON, Thomas (2019), The Great Reversal: How America Gave Up on Free Markets, Harvard University Press.