Beaucoup dressent des parallèles entre l’épidémie actuelle du coronavirus avec la pandémie grippale de 1918, plus connue sous le nom de « grippe espagnole », appelée ainsi, non en raison de ses origines, mais parce que ce sont tout d’abord les journaux hispaniques qui l’ont évoquée [Godin, 2020 ; Colvin et McLaughlin, 2020].
La grippe espagnole a éclaté et a atteint son pic en 1918, mais elle a continué de faire des ravages jusqu’en 1920. Sa contagion s’est propagée en trois grandes vagues : la première au cours du printemps 1918, la deuxième, la plus mortelle, entre septembre 1918 et janvier 1919 et la troisième de février 1919 jusqu’à la fin de l’année. Certains pays ont été touchés par une quatrième vague en 1920. La fin du conflit mondial a contribué à la propagation de l’épidémie, avec le retour du combat des soldats, en amenant notamment ces derniers à traverser les frontières pour rentrer chez eux.
D’après les données relatives à 43 pays, représentant environ 89 % de la population mondiale, qu’utilisent Robert Barro, José Ursúa et Joanna Weng (2020), la grippe espagnole aurait entraîné la mort de 39 millions de personnes entre 1918 et 1920, soit 2 % de la population mondiale d’alors : 26,4 millions de morts en 1918, 9,4 millions en 1919 et 3,1 millions en 1920. Une épidémie aussi mortelle ferait aujourd’hui l’équivalent de 120 millions de morts. C’est la plus massive vague de décès associée à un désastre « naturel » ces derniers siècles. Il faut remonter au quatorzième siècle avec l’épidémie de peste pour trouver un désastre touchant une part plus importante de la population.
Tous les pays n’ont pas été affectés dans les mêmes proportions par la grippe espagnole : à un extrême, l’Australie a été épargnée, grâce à sa stratégie de confinement ; à l’autre extrême, l’Inde a perdu 5,2 % de la population. Parmi les 39 millions de morts dans le monde, 16,7 millions, soit 43 % du total, étaient indiens. L’Afrique du Sud et l’Indonésie ont également connu d’importants taux de mortalité. Ce dernier a été faible en Chine, mais dans la mesure où la population chinoise était déjà très importante, 8,1 millions de Chinois en sont morts, ce qui représente 21 % de l’ensemble des décès dans le monde.
Lorsqu’ils se tournent vers la dimension économique de la grippe espagnole, Barro et ses coauteurs notent une corrélation négative entre le taux de mortalité associé à l’épidémie dans un pays donné et le niveau de vie de ce dernier. Cette corrélation s’explique selon eux par le fait qu’un pays dispose d’autant plus de services de santé (et, plus largement, qu’il est capable de s’organiser efficacement) que son niveau de vie est élevé.
Barro et ses coauteurs ont ensuite cherché à déterminer les répercussions macroéconomiques de cette épidémie. Ils ne manquent pas de souligner qu’il est très difficile de mesurer l’impact exact de la grippe espagnole, dans la mesure où cet événement suit immédiatement la Première Guerre mondiale. D’ailleurs, le fait que l’épidémie ait immédiatement suivi le conflit mondial a certainement dû contribuer à ce que les économies ne parviennent pas à achever leur reprise suite à celui-ci.
D’après les estimations de Barro et alii, le pays typique a connu une baisse de 6 % du PIB réel par tête et de 8 % de la consommation du fait de la grippe espagnole. Ces baisses sont comparables à celles observées au cours de la Grande Récession de 2008-2009. En outre, la grippe espagnole a contribué, tout comme la Première Guerre mondiale, à alimenter l’inflation. Notamment pour cette raison, l’épidémie a entraîné une baisse des rendements réels des actions et surtout des titres publics.
Barro et Ursúa (2008) s’étaient déjà penchés sur ce qu’ils qualifient de désastres macroéconomiques rares, c’est-à-dire des épisodes marqués par une baisse du PIB par tête ou de la consommation de 10 % au minimum. Selon cette définition, l’histoire a été marquée par trois grands désastres macroéconomiques depuis 1870, en l’occurrence la Seconde Guerre mondiale, la Grande Dépression des années trente et la Première Guerre mondiale, selon l’ordre décroissant de gravité. D’après les nouvelles estimations qu’obtiennent Barro et alii en distinguant plus finement les impacts respectifs du conflit mondial et de la pandémie, il apparaît que la Première Guerre mondiale aurait réduit de 8,4 % le PIB réel par tête dans le pays typique. La grippe espagnole n’a pas eu de répercussions équivalentes, mais elle s’inscrirait en quatrième position si l’on adoptait une définition moins stricte du désastre macroéconomique.
Barro et ses coauteurs estiment que les valeurs estimées pour l’impact de la grippe espagnole constituent des estimations hautes des répercussions que l’actuelle épidémie de coronavirus est susceptible d’avoir sur une économie typique. Ils ne prolongent toutefois pas leur analyse pour juger de cette hypothèse. L'économie mondiale n'a certainement pas connu d'événement aussi catastrophique que l'actuelle pandémie depuis la crise financière mondiale. Il n'est pas impossible que la récession que ne manquera pas d'entraîner l'épidémie de coronavirus soit plus grave que celle provoquée par la crise financière mondiale. Elle risque toutefois de passer par des canaux bien différents que ceux empruntés par cette dernière, notamment via les pénuries de main-d'oeuvre et les fermetures d'unités de production pour contenir l'épidémie [Wren-Lewis, 2020 ; Baldwin et Weder di Mauro, 2020], comme ce fut le cas lors de la grippe espagnole, d'où l'importance de travaux comme celui que viennent de publier Barro et alii.
Références
BALDWIN, Richard, & Beatrice WEDER DI MAURO (2020), « Introduction », in CEPR, Economics in the time of COVID-19, mars. Traduction française, « L'économie au temps du coronavirus ».
WREN-LEWIS, Simon (2020), « The economic effects of a pandemic », in Mainly Macro (blog), 2 mars. Traduction française, « Les répercussions économiques d’une épidémie ».