Les gouvernements et les banques centrales doivent-ils chercher à stimuler l’activité à court terme lorsque l’économie bascule dans une récession ? Pour de nombreux économistes, notamment les nouveaux classiques et les théoriciens des cycles réels, la réponse est négative : les relances budgétaire et monétaire sont au mieux inefficaces, au pire nuisibles.
Robert Lucas (1987, 2003) est allé plus loin : il a affirmé que les gains en termes de bien-être tirés d'un éventuel lissage des cycles d’affaires étaient négligeables. A partir de quelques calculs « au dos de l’enveloppe », il note que les déviations de la consommation américaine par rapport à sa tendance d’après-guerre présentent de très faibles coûts en termes de bien-être, en l’occurrence un coût inférieur à 0,1 %. Autrement dit, les ménages américains ne seraient guère prêts à sacrifier qu’un millième de leurs dépenses de consommation pour s’assurer contre le risque que celles-ci fluctuent avec le cycle d’affaires. Ou, pour le dire encore autrement, les ménages seraient indifférents entre une consommation maintenue sur sa trajectoire tendancielle et une consommation fluctuant au gré du cycle d’affaires. Bien sûr, ce résultat dépend des hypothèses retenues par Lucas, concernant notamment les préférences des ménages ou les chocs : par exemple, ces derniers sont supposés être transitoires et gaussiens, distribués aléatoirement et indépendamment les uns des autres, si bien que la consommation est supposée revenir rapidement à sa trajectoire tendancielle. Plusieurs études sont parties du même cadre théorique que Lucas en relâchant certaines de ses hypothèses, mais beaucoup d’entre elles sont difficilement parvenues à faire émerger des coûts supérieurs à 1 % ou 2 %.
Cette apparente faiblesse du coût des cycles d’affaires en termes de bien-être a amené Lucas à deux conclusions. D’une part, il apparaît encore moins justifié à ses yeux que les gouvernements et les banques centrales cherchent à stabiliser l’activité et notamment à contrer les récessions via les politiques conjoncturelles. D’autre part, il apparaît peu opportun que les économistes s’intéressent à la question du cycle d’affaires : ils devraient mieux se focaliser sur des questions plus importantes, comme l’identification des déterminants de la croissance économique à long terme. C'est précisément le changement de cap qu'opère Lucas à la fin des années quatre-vingt, en se lançant dans des travaux qui contribueront à l'émergence des théories de la croissance endogène.
Toutefois, l'idée d'un faible coûts des cycles d'affaires ne colle pas avec une énigme relevée par la littérature macrofinancière [Mehra et Prescott, 1985] : il existe une forte prime de risque sur les actions. En l'occurrence, les rendements boursiers sont bien plus élevés que les rendements des bons du Trésor américains, considérés comme sûrs, si bien qu’il apparaît aberrant que les investisseurs financiers achètent ces derniers, à moins qu’ils nourrissent une très forte aversion au risque. Il est difficile de justifier l’existence de cette prime de risque si la volatilité de la consommation n’a guère de coûts en termes de bien-être.
Thomas Rietz (1988) a suggéré que l’importance de cette prime de risque pouvait s’expliquer par la possibilité de « désastres rares ». Ces derniers désignent des événements comme les conflits armés, les dépressions, les crises financières, les catastrophes climatiques comme les cyclones, les séismes, les tsunamis et les pandémies, qui sont extrêmement peu fréquents, mais qui sont susceptibles d’être très coûteux. Alors que la suggestion de Rietz a été relativement ignorée pendant près de deux décennies, Robert Barro (2006) a montré que les désastres ont été assez fréquents et massifs à travers le monde au cours de l’histoire pour qu’elle puisse s’avérer valide.
Barro définit comme désastre tout événement ayant entraîné une baisse cumulative du PIB ou de la consommation d’au moins 10 % sur une poignée d'années. En observant un échantillon de 28 pays pour la consommation et de 40 pays pour le PIB depuis la fin du dix-neuvième siècle, Robert Barro et José Ursúa (2011) ont identifié 125 chutes de la consommation d’au moins 10 % et 183 chutes du PIB d’au moins 10 % ; les premières s’élèvent en moyenne à 21,6 % et les secondes à 20,8 % ; elles durent en moyenne 3,6-3,7 ans. En se contentant d’observer les chutes d’au moins 10 % de la consommation et en observant un échantillon davantage restreint aux pays développés, Emi Nakamura et alii (2013) estiment que la probabilité qu’une économie connaisse un tel désastre au cours d’une année donnée s’élève à 1,7 %. En outre, ils constatent qu’un désastre atteint en moyenne son creux au bout de 6,5 ans environ et qu’il se traduit par une chute cumulative de 30 % de la consommation entre le pic et le creux (cf. graphique). La moitié de cette chute est effacée lors de la reprise consécutive, si bien que le désastre se traduit en définitive à long terme par une chute de 14 %.
GRAPHIQUE Réponse typique de la consommation à un désastre rare (en %)
source : Nakamura et alii (2013)
Les trois plus gros chocs que l’économie mondiale a connus depuis 1870 ont été la Première Guerre mondiale, la Grande Dépression des années trente et la Seconde Guerre mondiale ; de nombreux pays à travers le monde ont connu un désastre lors de ces trois épisodes. La grippe espagnole constitue le quatrième plus gros choc que l’économie mondiale ait connu depuis la fin du dix-neuvième siècle, de nombreux pays subissant en conséquence un désastre entre 1918 et 1920 [Barro et alii, 2020]. En dehors de ces épisodes, il y a eu des désastres particulièrement marquants comme l’effondrement de l’économie espagnole lors de la guerre civile, la contraction de l’activité chilienne une première fois dans les années soixante-dix, puis une seconde fois dans les années quatre-vingt, ou encore l’effondrement de l’économie sud-coréenne lors de la crise financière asiatique à la fin des années quatre-vingt-dix.
Suite au travail précurseur de Barro (2006), plusieurs modélisations des désastres rares ont été développées [Gabaix, 2008 ; Wachter, 2013]. Dans ces modèles, la distribution de la croissance économique a d’épaisses extrémités (fat tails) : il y a des pertes peu fréquentes, mais larges, si bien que les coûts en termes de bien-être apparaissent bien plus élevés. Leur ampleur dépend de la taille et de la probabilité des désastres. A partir des données historiques, Barro (2009) estime que le coût en bien-être s’élève à près de 20 % en raison des pertes générées par les désastres, soit un coût significativement plus ample que lorsque l’on suppose une distribution gaussienne des perturbations.
Mais toute cette littérature pourrait sous-évaluer les coûts des fluctuations économiques en considérant que ceux-ci ne proviennent que des désastres rares ; elle laisse dans l’angle mort des événements bien plus fréquents, mais qui ne sont pas assez coûteux pour être qualifiés de de désastres selon la définition de Barro. En utilisant des données empiriques de long terme concernant les pays développés, Jordà, Òscar, Moritz Schularick et Alan Taylor (2020) concluent que nous vivons dans un monde qui n’est décidément pas « gaussien » : la croissance économique des pays développés n’est pas gaussienne. Tous les cycles d’affaires sont fortement asymétriques et ils s’apparentent à de « mini-désastres ».
Jordà et ses coauteurs ont réestimé les coûts des cycles d’affaires dans le cadre de fréquents risques extrêmes. En utilisant les données relatives à l’économie américaine après la Seconde Guerre mondiale, ils constatent que l’ampleur de ces pertes en bien-être serait comprise entre 10 % et 15 % : autrement dit, les ménages américains seraient prêts à sacrifier entre 10 % et 15 % de leur consommation pour éviter les fluctuations conjoncturelles. Ce chiffre est supérieur aux valeurs généralement avancées par la littérature et surtout aux estimations initialement avancées par Lucas. Les coûts en bien-être sont substantiels non seulement pour les désastres rares, mais aussi pour les mini-désastres, plus petits, mais plus fréquents, qui ponctuent chaque cycle d’affaires. Les ménages essuient d’importantes pertes en bien-être lors des récessions que les économies subissent en temps de paix, même lorsqu’elles ne sont pas synchrones avec une crise financière. En outre, Jordà et alii notent que les pertes en bien-être ont augmenté au cours des dernières décennies, marquées par des récessions plus fréquemment synchronisées avec une crise financière. Ces estimations sous-estiment certainement le coût du cycle d’affaires, dans la mesure où les trois chercheurs prennent en compte le fait que les récessions synchrones aux crises financières sont marquées par des pertes permanentes, mais non l’idée, plus controversée, que c’est également le cas pour les récessions normales [Cerra et Sexena, 2017 ; Cerra et alii, 2020].
En définitive, les gains en bien-être qui sont associés aux politiques conjoncturelles sont non seulement significatifs, mais ils ont augmenté au cours des dernières décennies. L’Etat doit véritablement chercher à jouer son rôle d’« assureur en dernier ressort » [Tripier, 2020].
Références
LUCAS, Robert E., Jr. (1987), Models of Business Cycles, Basil Blackwell.