La reprise consécutive à la crise financière mondiale a été marquée par une faible croissance de la productivité du travail et de la productivité globale des facteurs dans les pays développés [Cette et alii, 2016 ; Adler et alii, 2017].
Beaucoup ont souligné qu’un choc transitoire est susceptible d’avoir des répercussions structurelles : les récessions dégradent le potentiel de production via ce que la littérature a qualifié d’effets d’hystérèse (ou d’hystérésis) [Haltmaier, 2012 ; Ball, 2014 ; FMI, 2015 ; Martin et alii, 2015 ; Blanchard et alii, 2015 ; Cerra et Saxena, 2017]. Par exemple, les travailleurs perdent d’autant plus en compétences qu’ils passent de temps au chômage. Les entreprises peuvent ne pas être enclines ou capables d’investir si elles font face à une faible demande, si elles cherchent à se désendetter ou si les banques sont frileuses à prêter ; or, dès lors qu’elles amènent les entreprises à moins investir, les récessions sont susceptibles de freiner l’innovation et la diffusion des nouvelles technologies [Anzoategui et alii, 2019], etc. Les gouvernements peuvent eux-mêmes dégrader le potentiel de croissance lorsqu’ils adoptent des plans d’austérité budgétaire [Fatas et Summers, 2018].
Dans le cas des Etats-Unis, le ralentissement de la croissance tendancielle pourrait être en grande partie indépendant de la Grande Récession [Fernald, 2014 ; Fernald et alii, 2017]. L’économie américaine avait connu un boom de la productivité à partir du milieu des années quatre-vingt-dix, mais celui-ci s’est achevé quelques années avant qu’éclate la crise financière. D’ailleurs la croissance trimestrielle de la productivité globale des facteurs a été plus faible durant la période allant de la fin de l’année 2004 à l’année 2007 qu’elle ne l’a été durant la période allant de la fin de l’année 2007 à l’année 2019. Le boom de la productivité observé à partir du milieu des années quatre-vingt-dix tient au développement et à la diffusion des technologies d’information et de communication. La question qui se pose est de savoir si l’essoufflement de ce boom est définitif ou simplement temporaire. Certains doutent que les technologies soient sur le point de générer à nouveau de significatifs gains de productivité [Gordon, 2012]. En effet, il semble de plus en plus dur de trouver de nouvelles idées [Bloom et alii, 2020].
Dans le cas des pays européens, en l’occurrence des quinze pays qui appartenaient à l’UE avant son élargissement en 2004, John Fernald et Robert Inklaar (2020) estiment que la faiblesse de la croissance de la productivité observée après la Grande Récession ne tient pas non plus essentiellement à cette dernière. La croissance de la productivité du travail et celle de la productivité globale des facteurs ont toutes les deux commencé à ralentir, comme aux Etats-Unis, avant la crise financière mondiale (cf. graphique 1) [Cette et alii, 2016]. Par conséquent, si cette dernière ou les politiques adoptées dans son sillage ont pu jouer un rôle significatif dans le ralentissement de la croissance de la productivité, d’autres facteurs ont dans tous les cas contribué à freiner la croissance de la productivité avant qu’éclate la crise financière mondiale.
GRAPHIQUE 1 Variation annuelle de la productivité globale des facteurs européenne (en %)
source : Fernald et Inklaar (2020)
Pour Fernald et Inklaar, la faiblesse de la croissance de la productivité du travail en Europe tient essentiellement à la faible croissance de la productivité globale des facteurs et non à la faiblesse de la formation de capital ; l’investissement dans les usines, les équipements, les logiciels, etc., ne semble jouer, au maximum, qu’un petit rôle dans la faible croissance de la productivité du travail. En effet, les ratios capital sur production n'apparaissent pas particulièrement faibles relativement aux tendances d’avant-crise.
GRAPHIQUE 2 Niveau de la productivité globale des facteurs (relativement à celle des Etats-Unis en 1995)
source : Fernald et Inklaar (2020)
Certes, en Europe, la croissance de la productivité globale des facteurs avait déjà ralenti dans le sillage des années soixante ; ce ralentissement correspondait à la fin de la période de reconstruction et de rattrapage de l’Europe qui suivit la Seconde Guerre mondiale. Mais le nouveau ralentissement observé à partir des années quatre-vingt-dix, synchrone au boom américain, est une autre affaire. Après le milieu des années quatre-vingt-dix, la productivité globale des facteurs des économies européennes a arrêté de converger vers celle des Etats-Unis et elle a même commencé à diverger pour certaines d’entre elles, notamment l’Espagne et l’Italie (cf. graphique 2). Si les pays d’Europe du Nord n’ont que légèrement perdu du terrain vis-à-vis de la frontière technologique, les pays du sud de l’Europe en ont beaucoup perdu. Contrairement aux Etats-Unis, l’analyse statistique suggère que la crise financière mondiale a davantage freiné la croissance de la productivité globale des facteurs dans certains pays nordiques, mais cette croissance était initialement faible.
Fernald et Inklaar n’ont pas cherché à expliquer pourquoi la crise financière mondiale semble avoir joué un rôle plus significatif dans le ralentissement de la croissance de la productivité en Europe qu’aux Etats-Unis. Ils évoquent toutefois une possible raison : les politiques budgétaire et monétaire ont pu réagir moins agressivement à la Grande Récession en Europe qu’elles ne l’ont fait aux Etats-Unis, auquel cas une plus grande partie des dommages conjoncturels y sont devenus structurels, via les effets d’hystérèse.
La faiblesse de la croissance de la croissance de la productivité en Europe n’est pas un constat nouveau ; les recommandations en termes de politique économique sont toutefois plus difficiles à établir qu’il y a une décennie. Avant la crise financière internationale, la littérature tendait à considérer que les pays européens n’avaient pas su s’adapter, en termes de flexibilité, de compétences, de gestion, etc., pour devenir une économie de la connaissance [Timmer et alii, 2010]. Au début du siècle, beaucoup appelaient à l’adoption de réformes structurelles pour assouplir un cadre institutionnel jugé excessif ou tout du moins inadapté et le rapprocher de celui en vigueur aux Etats-Unis : les réglementations européennes des marchés des produits et du travail étaient accusées de freiner la concurrence, le processus de destruction créatrice et en définitive le progrès technique. Or, il n’est plus certain que l’économie étasunienne constitue encore aujourd’hui un modèle de concurrence et d’innovation : les pays européens ont fortement assoupli leur réglementation depuis les années quatre-vingt-dix et leurs marchés s’avèrent aujourd’hui bien plus concurrentiels que ceux des Etats-Unis [Gutiérrez et Philippon, 2018]. L'économie américaine souffre d’une concentration croissante de ses marchés des produits et d’un faible dynamisme de leurs entreprises. Par conséquent, Fernald et Inklaar doutent que la simple adoption de réformes structurelles puisse être mécaniquement suivie par une accélération de la croissance de la productivité en Europe.
Références
BERGEAUD, Antonin, Gilbert CETTE & Rémy LECAT (2016), Le Bel Avenir de la croissance, Odile Jacob.
PHILIPPON, Thomas (2019), The Great Reversal. How America gave up on free markets, Harvard University Press.
TIMMER, Marcel P., Robert INKLAAR, Mary O’MAHONY & Bart VAN ARK (2010), Economic Growth in Europe: A Comparative Industry Perspective, Cambridge University Press.