C’est lors de la Grande Dépression que la macroéconomie a réellement émergé, en l’occurrence avec l’interprétation que John Maynard Keynes (1936) proposa de cet événement : la contraction de l’activité économique que l'économie connaissait alors s’expliquerait essentiellement par l’insuffisance de la demande globale. Dans la logique néoclassique, la hausse de l’épargne stimule la croissance économique, dans la mesure où elle accroît les fonds disponibles pour financer l’investissement. Dans la logique keynésienne, non seulement l’épargne n’est pas nécessaire à l’investissement, mais en outre son accroissement nuit à l’activité économique. En effet, les entreprises prennent leurs décisions de production, d’investissement et d’embauche en fonction de leurs anticipations de demande. Si elles se retrouvent contraintes en termes de débouchés, elles ne seront pas incitées à accroître leurs capacités de production : l’accroissement de l’épargne déprime l’investissement et, notamment par ce biais-là, la croissance économique. Ainsi, si l’épargne est vertueuse pour un agent pris isolément, elle se révèle nocive lorsque l’ensemble des agents accroissent simultanément leur épargne : c’est le paradoxe de l’épargne.
Ce dernier a ainsi été régulièrement mobilisé pour expliquer les contractions de l’activité économique : récemment, Gauti Eggertsson et Paul Kugman (2012), Gianluca Benigno et Luca Fornaro (2016), Luca Fornaro et Federica Romei (2019) ou encore Edouard Challe (2020) ont souligné l’importance de l’épargne de précaution lors des récessions, notamment lors des épisodes comme la stagnation japonaise des années 1990, la crise financière mondiale de 2008 et même l’actuelle crise du coronavirus. Pourtant, le rôle de l’épargne de précaution a beau avoir été placé au premier plan dans l'interprétation keynésienne de la Grande Dépression, le rôle exact qu'il a joué lors de cet épisode est resté dans un relatif angle mort dans les analyses empiriques.
Afin de l’éclairer, Victor Degorce et Eric Monnet (2020b) ont étudié les données relatives à 22 pays sur la période allant de 1920 à 1936. Leur analyse tend à conforter l’idée qu’un véritable paradoxe de l’épargne ait été à l’œuvre au début des années 1930 : la Grande Dépression a été associée à une forte hausse des dépôts dans les institutions de collecte d’épargne à travers le monde. En moyenne, les dépôts bancaires ont décliné de 14,4 % entre 1928 et 1933, mais parallèlement les dépôts dans les institutions de collecte d’épargne ont augmenté de 116,5 %. Par conséquent, le ratio rapportant les dépôts détenus dans les institutions de collecte d’épargne sur les dépôts bancaires s’est fortement accru. Les dépôts dans les institutions de collecte d’épargne représentaient 24 % du PIB en 1933, contre 16 % en 1928. Les dépôts bancaires ayant décliné au même rythme que le PIB, leur poids rapporté au PIB resta constant au cours de la période.
Christina Romer (1990) avait déjà suggéré que le krach boursier de 1929 avait amené les agents à retarder leurs achats de biens durables en intensifiant l’incertitude, mais son analyse ne se focalisait pas sur le comportement de l’épargne. En outre, comme le concluaient Richard Grossman et Christopher Meissner (2010) en synthétisant la littérature existante, notamment les contributions de Charles Kindleberger (1973) et de Barry Eichengreen (1992), si l’effondrement boursier d’octobre 1929 à Wall Street semble effectivement avoir significativement contribué à la contraction de l’activité, il ne semble pas que ce soit le cas des autres krachs boursiers qui ont ponctué la Grande Dépression.
Lorsqu’ils se penchent sur les mécanismes exacts qui ont été à l’œuvre derrière le paradoxe de l’épargne au cours de la Grande Dépression, Degorce et Monnet en viennent à conclure que ce sont surtout les crises bancaires, et non les effondrements boursiers, qui ont alimenté l’épargne de précaution en nourrissant une forte incertitude à propos des perspectives économiques et financières futures : cette incertitude a incité les ménages et les entreprises à retarder leurs achats et à épargner, ce qui a déprimé la croissance économique en provoquant un puissant choc de demande négatif. Les estimations de panel que réalisent Degorce et Monnet font apparaître une corrélation négative entre le PIB réel et les dépôts dans les institutions de collecte d’épargne dans le sillage des crises bancaires.
Plusieurs analyses d’inspiration monétariste, comme celle de Milton Friedman et Anna Schwartz (1963) et celle de Ben Bernanke (1983), ont souligné depuis longtemps l’importance des faillites bancaires dans la contraction de l’activité économique, mais l’accroissement de l’épargne de précaution que Degorce et Monnet mettent en évidence opère via un autre canal et contribue significativement à expliquer la gravité de la Grande Dépression. Les calculs au dos de l’enveloppe qu’ils réalisent suggèrent que l’effet négatif de l’épargne de précaution sur la croissance économique a été au moins aussi important que l’impact direct du déclin de l’activité bancaire entre 1930 et 1932, lorsque les crises bancaires ont atteint leur pic. Selon leurs estimations, l’épargne de précaution et la crise bancaire ont chacune contribué à 15 % du déclin cumulé du PIB au cours de la Grande Dépression.
Références
EGGERTSSON, Gauti B., & Paul KRUGMAN (2012), « Debt, deleveraging, and the liquidity trap: A Fisher-Minsky-Koo approach », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 127, n° 3.
EICHENGREEN, Barry J. (1992), Golden Fetters: The Gold Standard and the Great Depression, 1919-1939, éditions Oxford University Press.
FRIEDMAN, Milton, & Anna J. SCHWARTZ (1963), A Monetary History of the United States, 1867-1960, éditions Princeton University Press.
KEYNES, John Maynard (1936), The General Theory of Employment, Interest and Money, éditions MacMillan & Co.
KINDLEBERGER, Charles P. (1973), The World in Depression, 1929-1939, éditions Allen Lane.