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13 décembre 2020 7 13 /12 /décembre /2020 15:32
PIB, bien-être et santé

Le PIB joue un rôle important pour mesurer la création de richesses dans un pays et la comparer avec celle des autres pays. La simple conversion des PIB (ou PIB par tête) des différents pays dans la même unité monétaire ne permet toutefois pas de réaliser correctement des comparaisons immédiates, ne serait-ce que parce que le niveau des prix n’est pas le même d’un pays à l’autre. Dans la mesure où les prix sont plus faibles dans la plupart des pays qu’aux Etats-Unis, les PIB mesurés en parités de pouvoir d’achat sont souvent plus importants qu’en termes de taux de change de marché (cf. graphique 1). En l’occurrence, en termes de taux de change de marché, l’économie chinoise est plus petite que l’économie américaine. Mais en parité de pouvoir d’achat, l’économie chinoise contribue davantage à la production mondiale que l’économie américaine.

GRAPHIQUE 1  PIB d’une sélection de pays (en millions de dollars américains)

PIB, bien-être et santé

source : Deaton et Schreyer (2020), d’après les données du PCI

Les estimations des parités de pouvoir d’achat sont actualisées par le Programme de comparaison internationale (PCI) à un rythme pluriannuel. Les nouvelles estimations ont été publiées au mois de mars et concernent l’année 2017 ; les précédentes estimations avaient été publiées en 2014 et concernaient l’année 2011 [Deaton et Aten, 2014]. Angus Deaton et Paul Schreyer (2020) viennent de commenter les nouvelles estimations. Ils notent que la plus grande nouvelle est précisément l’absence de nouvelle : contrairement aux précédentes publications, les estimations de l’année 2017 ne sont guère différentes des prévisions qui pouvaient être faites en extrapolant les estimations de 2011. Cela contraste avec les publications passées du PCI : les estimations pour l’année 2011 étaient éloignées des prévisions effectuées à partir des estimations de l’année 2005, tout comme les estimations pour l’année 2005 ne collaient guère avec les prévisions obtenues en extrapolant les estimations de l’année 1993. 

Cette nouvelle publication du PCI offre l’occasion à Deaton et Schreyer de revenir sur les limites du PIB comme indicateur de bien-être. La première qu’ils évoquent est le décalage entre le PIB des pays et leurs performances en termes de santé. On pourrait s'attendre à ce que la croissance économique d’un pays s’accompagne d’une amélioration de la santé de ses habitants : a priori, non seulement les conditions de vie tendent à s’améliorer, mais en outre davantage de ressources tendent à être consacrées  aux soins. En outre, les dépenses de santé font comptablement partie intégrante du PIB, si bien que leur accroissement augmente mécaniquement celui-ci à court terme. Elles ne sont pas non plus sans contribuer à stimuler la croissance économique à long terme, par exemple en rendant les travailleurs plus efficaces. Si les pays consacrent davantage de richesses à la prévention des épidémies, leur économie serait moins affectée par celle-ci (tout comme les dépenses dans la lutte contre le réchauffement climatique réduisent l’ampleur de celui-ci, donc l’ampleur de ses dommages économiques). La prévention des épidémies et plus largement les dépenses de santé constituent un investissement. Par conséquent, il n’est pas surprenant que nous puissions observer une forte corrélation entre mortalité, morbidité et PIB par tête : par exemple, les habitants des pays pauvres tendent à vivre moins longtemps que les habitants des pays riches. Mais cette relation n’est pas parfaite (cf. graphique 2).

GRAPHIQUE 2  Dépenses de consommation individuelle effective par tête et espérance de vie à la naissance en 2017

PIB, bien-être et santé

source : Deaton et Schreyer (2020), d’après les données du PCI et de la Banque Mondiale

Dans les faits, la croissance économique ne s’accompagne pas mécaniquement d’une amélioration des indicateurs de santé, comme l’illustre le cas très exceptionnel des Etats-Unis : ces derniers dépensent deux fois plus dans la santé que les autres pays, mais ils présentent la plus faible espérance de vie relativement aux autres pays riches. Ou, comme le montre l’actuelle pandémie de coronavirus, des niveaux élevés de PIB par tête ou de dépenses de santé ne suffisent pas pour protéger les pays contre une pandémie et, par conséquent, pour les protéger contre les importantes pertes de revenus que celle-ci va occasionner [Cooray et alii, 2020].

Ce décalage tient notamment aux inégalités dans la répartition des revenus et dans l’accès au système de santé. Ce n’est pas parce qu’un pays s’enrichit que chacun de ses habitants voit son niveau de vie augmenter, tout comme une hausse des dépenses de santé ne bénéfice pas forcément à l’ensemble des habitants. Les Etats-Unis ont beau présenter des niveaux élevés de PIB par tête et de dépenses de santé par habitant, l’espérance de vie de leurs résidents a eu tendance à décliner ces dernières décennies, notamment en raison des « morts de désespoir » (deaths of despair), c’est-à-dire par suicide, overdose de drogue ou maladie liée à la consommation d’alcool, qui frappent à un rythme équivalent à celui « du crash quotidien de trois Boeing 747 MAX remplis à ras bord » les populations blanches peu diplômées exposées au chômage et à la modération salariale. Cette autre « épidémie » qui touchait les Etats-Unis avant même qu'éclate celle du coronavirus est bien l’un des revers de l’accroissement des inégalités de revenu et de richesses observé aux Etats-Unis depuis les années quatre-vingt [Saez et Zucman, 2020].

Outre la santé et la qualité de l’air, il y a d’autres aspects de la qualité de vie que le PIB ne capture pas, comme la sociabilité, l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, la démocratie, la sécurité et le bonheur. Il faut dire qu’il n’a jamais eu la prétention de le faire. Ce n’est pas la qualité de vie que Simon Kuznets et les autres concepteurs du PIB ont cherché à mesurer en concevant celui-ci. D’autres indicateurs sont nécessaires en complément du PIB [Nordhaus et Tobin, 1972 ; Stiglitz et alii, 2009 ; Gadrey et Jany-Catrice, 2016].

Pour autant, Deaton et Schreyer soulignent qu’un PIB, même exprimé en dollars PPA, peut être trompeur lorsqu’il s’agit de mesurer le bien-être matériel. La consommation par tête est certes fortement corrélée au PIB par tête, mais elle convient davantage pour mesurer ce bien-être. Par exemple, les Etats-Unis et la Chine ont certes à peu près le même PIB, ces deux économies ne consacrent pas la même part de leur PIB à la consommation. Plus largement, plusieurs pays présentent un PIB par habitant bien plus élevé que leur consommation par tête, généralement soit parce qu’ils reçoivent un flux important d’investissements directs à l’étranger (comme dans le cas de l’Irlande et des îles Caïmans), soit parce qu’ils tirent d’importantes rentes de l’exportation de leurs ressources naturelles (comme dans le cas du Qatar, des Emirats Arabes Unis et de la Norvège) (cf. graphique 3). Dans l’un et l’autre cas, la consommation représente une faible part du PIB souvent parce que les profits représentent une plus grosse part du revenu national que les salaires. Les profits vont certes accroître les revenus de certains résidents, mais le PIB par tête va alors évoluer indépendamment du bien-être matériel de la majorité de la population.

GRAPHIQUE 3  Les 12 pays présentant le plus haut PIB par tête (en dollars PPA de 2017)

PIB, bien-être et santé

source : Deaton et Schreyer (2020), d’après les données du PCI

L’exemple irlandais montre clairement l’effet des transferts de profits. Durant la seule année 2015, l’Irlande a ainsi vu son PIB s’accroître de 26 % en termes réels, mais quasi totalement en raison des transferts de profits réalisés par des multinationales attirées par la faible fiscalité locale : les Irlandais n’ont vu leur revenu disponible par tête croître « que » de 4,6 %. Le Luxembourg présente également un RNB bien inférieur à son PIB en raison des flux de travailleurs transfrontaliers : 40 % des travailleurs employés sur son territoire vivent en France, en Allemagne ou en Belgique, si bien qu’ils dépensent à l’étranger leur salaire. Dans le cas de l’Irlande comme du Luxembourg, le PIB se révèle trompeur, précisément parce qu’il mesure la quantité de richesses produites dans un pays, or ces richesses ne sont pas forcément détenues par les résidents. Le RNB par tête s’avère ainsi bien plus pertinent que le PIB par tête pour mesurer le revenu gagné par les résidents.

En fait, il existe différentes façons de mesurer l’activité économique et partant la croissance économique. En d’autres termes, dire que celles-ci sont correctement mesurées par un indicateur donné reviendrait à « dire qu’un poney Shetland est un véritable cheval, qu’un loup gris est un véritable chien ou que le nombre de pics à bec d’ivoire dans une forêt mesure correctement la faune de celle-ci ». C’est notamment pour cette raison que Deaton et Schreyer sont peu convaincus par les différents travaux qui ont récemment cherché à mesurer le niveau d’activité économique des pays en utilisant l’intensité de la lumière électrique telle qu’elle est capturée par les satellites afin de surmonter les éventuelles insuffisances des système de comptabilité nationale [Hendersen et alii, 2012] ou pour déterminer si le PIB est mieux mesuré en parité de pouvoir d’achat ou aux taux de change de marché [Pinkovskiy et Sala-i-Martin, 2020].

GRAPHIQUE 4  Répartition du revenu entre pays (pondérée en fonction de la taille de la population)

PIB, bien-être et santé

source : Deaton et Schreyer (2020), d’après les données du PCI

Enfin, Deaton et Schreyer se penchent sur la question de la répartition des revenus. Le PCI ne donne pas d’informations sur la répartition du revenu au sein de chaque pays, mais il se révèle important pour mesurer la répartition mondiale du revenu. D’une part, ses données sont utilisées par la Banque mondiale pour mesurer la pauvreté extrême. D’autre part, il permet de mesurer les inégalités de consommation moyenne entre les pays. En l’occurrence, les inégalités mondiales apparaissent bien plus amples si elles sont calculées à partir des taux de change de marché qu’en parité de pouvoir d’achat. Le coefficient de Gini s’élève dans le premier cas à 0,49 et à 0,29 dans le second. En effet, dans la mesure où les prix à la consommation sont bien plus faibles dans les pays pauvres, les inégalités mondiales sont fortement exagérées lorsqu’elles sont mesurées aux taux de change de marché. Les nouvelles estimations du CPI confirment ainsi que les inégalités mondiales ont continué de refluer à la veille de la pandémie.

 

Références

CASE, Anne, & Angus DEATON (2015), « Rising morbidity and mortality in midlife among white non-hispanic Americans in the 21st century », in Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 112, n° 49.

CASE, Anne, & Angus DEATON (2020), Deaths of Despair and the Future of Capitalism, Princeton University Press.

COORAY, Arusha, Krishna Chaitanya VADLAMANNATI & Indra de SOYSA (2020), « Do bigger health budgets cushion pandemics? An empirical test of COVID-19 deaths across the world », WIDER, working paper, n° 2020/165.

DEATON, Angus, & Bettina ATEN (2014), « Trying to understand the PPPs in ICP2011: Why are the results so different? », NBER, working paper, n° 20244.

DEATON, Angus, & Paul SCHREYER (2020), « GDP, wellbeing, and health: Thoughts on the 2017 round of the International Comparison Program », NBER, working paper, n° 28177.

GADREY, Jean, & Florence JANY-CATRICE (2016), Les Nouveaux Indicateurs de richesse, La Découverte, quatrième édition.

HENDERSON, J. Vernon, Adam STOREYGARD & David N. WEIL (2012), « Measuring economic growth from outer space », in American Economic Review, vol. 102, n° 2.

NORDHAUS, William D., & James TOBIN (1972), « Is growth obsolete? », in Economic Research and Prospect, vol. 5: Economic Growth, NBER.

PINKOVSKIY, Maxim, & Xavier SALA-I-MARTIN (2020), « Shining a light on purchasing power parities », in American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 12, n° 4.

SAEZ, Emmanuel, & Gabriel ZUCMAN (2020), « The rise of income and wealth inequality in America: Evidence from distributional macroeconomic accounts », NBER, working paper, n° 27922.

STIGLITZ, Joseph, Amartya SEN, Jean-Paul FITOUSSI (2009), Report by the Commission on the Measurement of Economic Performance and Social Progress.

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