Dans le sillage de la crise financière mondiale de 2008 et, plus récemment, de la pandémie, les dettes publiques ont fortement augmenté dans les pays développés, au point de retrouver des niveaux qui n’avaient guère été observés depuis la Seconde Guerre mondiale. Une telle situation suscite des inquiétudes quant à la soutenabilité de la dette publique. En pleine récession, elle peut ainsi réduire les incitations des gouvernements à adopter des mesures de relance budgétaire, voire les pousser à embrasser l’austérité budgétaire pour tenter d’assainir leurs finances publiques, un comportement qui pourrait se révéler particulièrement contre-productif à court comme à long terme [House et alii, 2019 ; Fatás et Summers, 2016] (1).
Pour juger de la soutenabilité de la dette publique, les économistes se penchent souvent sur l’écart entre le taux d’intérêt sur la dette publique (r) et le taux de croissance du PIB (g). Si, comme ils le supposent traditionnellement, le taux d’intérêt que le gouvernement verse à ses emprunteurs est supérieur au taux de croissance de l’économie, le risque est que la dette publique augmente mécaniquement selon un effet boule de neige et finisse par acculer les Etats au défaut de paiement. Pour stabiliser sa dette et a fortiori pour la réduire, l’Etat doit alors générer un excédent budgétaire primaire d’autant plus élevé que le différentiel entre taux d’intérêt et taux de croissance (r – g) est élevé.
GRAPHIQUE Dette publique et r – g
source : Di Serio et alii (2021)
Or, depuis la crise financière mondiale, les taux d’intérêt sont restés historiquement faibles et les différentiels taux d’intérêt-croissance sont devenus négatifs dans plusieurs pays (cf. graphique). Olivier Blanchard (2019) a noté, dans le cas des Etats-Unis, que le différentiel taux d’intérêt-croissance a souvent été négatif par le passé, en l’occurrence que les taux d’intérêt sûrs ont souvent été inférieurs au taux de croissance de l’économie. Philip Barrett (2018) a montré que les différentiels taux d’intérêt-croissance pouvaient être durablement négatifs à long terme dans les autres pays développés.
De telles analyses offrent un certain optimisme quant à la soutenabilité des dettes publiques : non seulement les gouvernements n’ont pas nécessairement à accroître les impôts pour réduire leur dette publique et ils peuvent se contenter de la reconduire, mais ils pourraient même générer un léger déficit budgétaire tout en voyant le ratio de leur dette publique décliner. Dans un contexte de récession comme celle provoquée par la pandémie, elles amènent les gouvernements à envisager plus sereinement l’adoption d’un plan de relance pour stimuler l’activité économique. Certains, comme Paul Krugman (2020), ont même plaidé en faveur d’une relance budgétaire permanente, c’est-à-dire d’un maintien d’une politique budgétaire accommodante en dehors des récessions.
Dans le sillage de l'analyse de Blanchard, plusieurs travaux se sont davantage focalisés sur le lien entre, d’une part, le différentiel taux d’intérêt-croissance et, d’autre part, la soutenabilité de la dette publique. S’ils ne balayent pas l’optimisme quant à la soutenabilité des dettes publiques, ils le tempèrent fortement. Kenneth Rogoff (2020), inquiet par le niveau exceptionnellement élevé atteint par les dettes publiques, souligne que rien ne garantit que le différentiel reste négatif. En utilisant un large échantillon de pays émergents et développés, Weicheng Lian, Andrea Presbitero et Ursula Wiriadinata (2020) constatent que les pays ayant initialement un niveau élevé de dette publique connaissent des épisodes de différentiels négatifs plus courts, des différentiels en moyenne plus élevés et de plus fortes hausses des taux d’intérêt lors des effondrements de l’activité, surtout lorsque leur dette est libellée en devises étrangères. De leur côté, Paolo Mauro et Jing Zhou (2020), en étudiant un échantillon de 55 pays sur une période s’étendant sur plus de deux siècles, constatent que les différentiels taux d’intérêt-croissance ont été fréquemment négatifs par le passé. Mais ils notent également que les différentiels ne se creusent pas forcément à la veille des défauts souverains : les coûts d’emprunt des gouvernements peuvent soudainement et fortement augmenter immédiatement avant qu’ils ne fassent défaut sur leur dette. Autrement dit, un r – g négatif est loin de constituer une condition suffisante pour assurer la soutenabilité de la dette publique.
Les gouvernements pourraient toutefois n’avoir guère intérêt à chercher à tirer profit d’un différentiel taux d’intérêt-croissance négatif en adoptant une relance budgétaire si cette dernière promettait d’être inefficace. Plusieurs études ont déjà souligné que la taille du multiplicateur budgétaire dépendait de la position dans le cycle d’affaires, en l’occurrence qu’il était plus élevé lors des récessions que lors des expansions [Auerbach et Gorodnichenko, 2012 ; Blanchard et Leigh, 2013 ; Riera-Crichton et alii, 2015 ; Jordà et Taylor, 2016], qu’il dépendait de l’orientation de la politique monétaire et notamment qu’il était plus élevé lorsque les taux d’intérêt sont contraints par leur borne inférieure zéro (zero lower bound) [Belinga et Lonkeng Ngouana, 2015] ou encore qu’il pouvait être plus faible lorsque la dette publique est initialement élevée [Ilzetzki et alii, 2013 ; Huidrom et alii, 2020]. Mais aucune étude n’avait jusqu’à présent tenté de déceler une éventuelle influence du différentiel r - g sur la taille du multiplicateur budgétaire.
Dans un nouveau document de travail publié par le FMI, Mario Di Serio, Matteo Fragetta et Giovanni Melina (2021) ont cherché à déterminer dans quelle mesure la taille du multiplicateur dépend du différentiel taux d’intérêt-croissance. Pour cela, ils ont étudié un échantillon de dix pays appartenant à la zone euro depuis sa création, en l’occurrence l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la Finlande, la France, l’Irlande, l’Italie, les Pays-Bas et le Portugal.
Di Serio et ses coauteurs constatent que la taille du multiplicateur des dépenses publiques dépend du signe du différentiel. En effet, à moyen terme, les multiplicateurs cumulatifs médians sont compris entre 1,22 et 1,77 lorsque r - g est négatif et entre 0,51 et 1,26 lorsque r-g est positif. Plus généralement, il apparaît que la taille du multiplicateur est inversement corrélée avec le différentiel taux d’intérêt-croissance. Ils notent que leurs résultats ne dépendent ni de la position dans le cycle d’affaires, ni de l’orientation de la politique monétaire, ni du volume de la dette publique.
Une telle étude n'indique en rien combien de temps les différentiels taux d'intérêt-croissance resteront négatifs, ni dans quelle mesure les trajectoires de dette publique s'avèrent soutenables, mais elle rend encore plus tentante l'idée de profiter des actuels différentiels négatifs pour stimuler l'activité économique dans le contexte de la pandémie et, notamment à travers cette relance, pour procéder aux investissements nécessaires dans la politique climatique.
(1) Lors des récessions, il n’y a d’ailleurs peut-être pas de dilemme entre stimulation de la croissance économique et stabilisation de la dette publique : Alan Auerbach et Yuriy Gorodnichenko (2017) ont observé que les plans de relance adoptés lors des récessions n’entraînent pas de hausse durable du ratio dette publique sur PIB.
Références
KRUGMAN, Paul (2020), « The case for permanent stimulus », 7 mars.