Les économistes ont tendance à partir d’un cadre néoclassique pour étudier les effets de l’immigration sur le marché du travail. Les immigrés étant très souvent en âge de travailler, l’immigration se traduit immédiatement par une hausse de l’offre de travail. Or, dans la modélisation néoclassique, la hausse de l’offre sur un marché entraîne une baisse du prix d’équilibre et, le temps que le prix s’ajuste pour rejoindre son nouvel équilibre, une offre excédentaire. Autrement dit, sur le marché du travail, on s’attend à une baisse des salaires pour les autochtones et, le temps de l’ajustement, à une hausse de leur chômage.
Une telle modélisation est bien sûr simplificatrice. Elle risque tout d’abord de nous amener à négliger les effets de bouclage : si un territoire connaît une vague d’immigration, celle-ci va certes directement accroître l’offre de travail, mais elle va aussi, plus indirectement, accroître la demande de travail, dans la mesure où les immigrés sont aussi des consommateurs. La demande de travail augmentant, l’effet négatif de l’immigration sur les salaires des autochtones s’en trouve atténué. Ensuite, il ne faut pas oublier que les travailleurs, ne serait-ce que parmi les autochtones, ne forment pas un ensemble homogène : ils diffèrent notamment en termes de compétences. Par exemple, les immigrés n’ont pas nécessairement les mêmes qualifications que les autochtones. Si les immigrés sont essentiellement peu qualifiés, ce sont surtout les natifs peu qualifiés qu’ils risquent de « concurrencer ». Plus largement, les immigrés entrent en concurrence avec les natifs qui leur sont comparables.
Toute une littérature en économie du travail a cherché à déterminer empiriquement l’impact exact de l’immigration sur l’emploi et les salaires des autochtones. Elle n'est pas parvenue à un consensus, tant la mesure de cet impact pose de redoutables défis méthodologiques. En l'occurrence, ces trois dernières décennies ont été marquées par de très vifs débats, opposant notamment David Card et George Borjas, initialement autour de l’exode de Mariel. Selon Card (1990), qui s’appuie sur la méthode dite « des doubles différences » (ou « des différences de différences »), l’arrivée des réfugiés cubains (les « Marielitos ») à Miami n’a guère affecté la situation des autochtones : en l’occurrence, la situation des autochtones habitant Miami ne semble guère s’être dégradée lorsqu’on la compare avec celle des autochtones habitant d’autres villes américaines économiquement similaires à Miami.
Pour Borjas (2003), l’immigration a au contraire un impact significatif sur les salaires des autochtones (1), mais l’approche des doubles différences peut difficilement le saisir dans la mesure où les autochtones peuvent réagir à l’arrivée des immigrés en se déplaçant vers d'autres marchés du travail où ces derniers ne sont pas arrivés, diffusant le choc d’offre initial aux autres marchés du travail. Par exemple, les autochtones peuvent déménager ou rechercher un emploi dans les villes qui ont accueilli moins d’immigrés [Borjas, 2006] ; ils peuvent se tourner vers la formation pour acquérir de nouvelles compétences et ainsi pour ne plus être directement concurrencés par les immigrés [Hunt, 2017] ; ils peuvent changer de profession [Card, 2001] ; ils peuvent tout simplement quitter la vie active [Dustmann et alii, 2017], etc. En définitive, la variation des salaires directement provoquée par le choc d’offre dans une zone d’emploi risque d’être en partie dissimulée par la transmission de ce choc aux zones d’emplois qu’il n’a pas initialement touchés. Selon Borjas (2017), c’est précisément pour cette raison que Card n’a pas correctement identifié l’impact des réfugiés cubains sur la situation des natifs à Miami.
En fait, la variation des salaires provoquée par l’immigration ne dépend pas seulement de l’ampleur de la réaction des natifs, mais également de sa composition : rien ne certifie que ce sont n’importe quels natifs qui changent de marché de travail en réaction à l’arrivée d’immigrés. Il peut y avoir un effet de composition et celui-ci va lui-même affecter le salaire moyen des autochtones, conduisant l'économiste qui ne le prendrait pas en compte à sous-évaluer ou surévaluer l'impact de l'immigration sur le salaire moyen.
GRAPHIQUE 1 Part des immigrés dans la population active française (en %)
source : Borjas et Edo (2021)
George Borjas et Anthony Edo (2021) viennent d’illustrer l’importance de ce biais de sélection en se focalisant sur le marché du travail français et plus exactement en distinguant la situation des femmes de celle des hommes. En effet, la France a connu une importante féminisation de sa main-d’œuvre immigrée au cours des dernières décennies. La part des immigrés parmi les hommes actifs a certes diminué, mais la part des immigrées parmi les femmes actives a augmenté, passant de 5,7 % à 9,2 % entre 1968 et 2007 (cf. graphique 1). En conséquence, la part des femmes parmi les travailleurs nés à l’étranger est passée de 18,7 % à 22,8 % entre 1962 et 1975, pour ensuite doubler et atteindre 42,4 % en 1999 (cf. graphique 2). Cela ne s’explique pas seulement par les comportements de regroupement familial. « Les femmes qui arrivent en France sont de plus en plus souvent des célibataires ou des "pionnières" qui devancent leur conjoint » [Beauchemin et alii, 2013].
GRAPHIQUE 2 Part des femmes parmi les travailleurs immigrés (en %)
source : Borjas et Edo (2021)
L’accroissement de la part des femmes parmi les immigrés peut ne pas affecter de la même façon les autochtones selon leur sexe, dans la mesure où les femmes et les hommes n’occupent pas les mêmes emplois et où la l’offre de travail des femmes tend à être plus élastique que celle des hommes à la marge extensive : relativement aux hommes, les femmes ont davantage tendance à réduire leur offre de travail en quittant tout simplement le marché du travail plutôt qu’en réduisant leur temps de travail. Par conséquent, le choc d’offre peut avoir eu un impact significatif sur le taux d’activité des femmes autochtones, ce qui biaise la mesure de l’impact de l’immigration sur les salaires.
Les corrélations brutes suggèrent que l’immigration a réduit le salaire des natifs, mais non des natives, tandis qu’il a réduit le taux d’emploi des natives, mais non celui des natifs. Or, Borjas et Edo montrent au terme de leur analyse que cette élasticité apparemment nulle des salaires des femmes est un artefact produit par le biais de sélection. En effet, les natives qui quittèrent le marché du travail après le choc d’offre étaient des femmes relativement peu rémunérées. Leur sortie de la vie active s’est mécaniquement traduite par une hausse du salaire moyen simplement par effet de composition : le salaire moyen des femmes autochtones a eu tendance par ce biais-là à augmenter du seul fait que la part des femmes peu rémunérées s’est réduite. Une fois cet effet de composition pris en compte, il apparaît que l’immigration a bien eu un effet négatif sur les salaires des natives : le salaire moyen des natives ne semble guère avoir varié face au choc d’offre précisément par ce que l’effet négatif de ce dernier a été compensé par l’effet de composition. Une fois ajusté pour prendre en compte l’effet de sélection, l’élasticité des salaires des natives se révèle négative et de la même ampleur que pour les natifs, c’est-à-dire compris entre - 1 et - 0,8.
(1) Borjas juge que l'immigration détériore la situation des natifs sur le marché du travail, mais il voit d'un plus mauvais œil l'arrivée des robots [Borjas et Freeman, 2019].
Références