Les difficultés d’une banque sont susceptibles de se répercuter aux autres banques. Les ruées bancaires (bank runs) constituent l’un de ces canaux de contagion, propres à amorcer ou aggraver une crise financière : une banque connaît une ruée bancaire quand une grande partie de ses clients cherche simultanément à réaliser des retraits. Une banque n’ayant pas forcément toutes les liquidités dans l’immédiat pour satisfaire cette demande, elle risque alors de faire faillite. Puisque par effet domino, la faillite d’une banque risque d’entraîner la faillite d’autres banques, tout d’abord celles qui détiennent des créances à son égard, les autres banques risquent de perdre la confiance de leurs déposants et de connaître à leur tour des ruées bancaires.
La mécanique est vicieuse ; dès lors qu’une banque connaît une telle fuite des dépôts, il lui est difficile de la stopper. En effet, même s’il est convaincu de la solvabilité de sa banque, il est rationnel pour un déposant de se ruer aux guichets pour récupérer ses liquidités s’il pense que les autres déposants sont susceptibles de s’y ruer [Diamond et Dybvig, 1983]. En d’autres termes, les ruées bancaires peuvent être autoréalisatrices : une banque peut faire faillite si ses clients pensent qu’elle fera faillite, et ce même si initialement elle était saine, comme l’illustre le cas de la Northern Rock lors de dernière crise financière mondiale [Ménia, 2007].
Comme les autres canaux de transmission des crises financières, les paniques bancaires sont susceptibles de profondément affecter l’activité réelle. Balayant l’idée que la sphère financière ne se contente que de refléter les fluctuations de l’activité réelle, de nombreux travaux ont mis l’accent sur le rôle de l’effondrement du crédit et, plus spécifiquement, des paniques bancaires pour expliquer la gravité de la Grande Dépression dans les années trente [Friedman et Schwartz, 1963 ; Bernanke, 1983 ; Calomiris et alii, 2003]. Les Etats-Unis connurent quatre vagues de ruées bancaires. La première éclata à l’automne 1930 : un an après le « Jeudi noir » et le début de l’effondrement boursier, l’économie américaine semblait amorcer une reprise, mais la crise bancaire l’a véritablement faite basculer dans la Grande Dépression.
La France connut également des paniques bancaires durant la Grande Dépression. A partir du début du mois de novembre 1930, sur l’ensemble du territoire, les déposants retirèrent leurs fonds des banques commerciales. Une seconde série de ruées bancaires survint l’année suivante et attint son pic en septembre 1931. Ces paniques bancaires ont pu fortement contribuer à creuser la contraction de l’activité économique en France : même si les quatre plus grandes banques de l’époque n’ont pas vu leurs dépôts s’écrouler, le reste du système bancaire a vu les siens fondre de 40 % entre 1929 et 1931 [Baubeau et alii, 2021] (cf. graphique).
GRAPHIQUE Dépôts dans les banques et Caisses d’épargne en France durant l’entre-deux-guerres (en milliards de francs)
source : Baubeau et alii (2021)
Il est difficile d’identifier les conséquences réelles des ruées bancaires, tout d’abord dans la mesure où celles-ci n’éclatent pas de façon purement exogène. Tout d’abord, elles sont davantage susceptibles de se produire en période de mauvaise conjoncture. Par exemple, entre 1863 et 1913, les paniques bancaires aux Etats-Unis coïncidaient typiquement avec le retournement du cycle d’affaires [Gorton, 1988]. Les déposants, subissant une détérioration de leur situation financière ou redoutant que celle-ci ne se dégrade, pouvaient avoir davantage tendance à puiser dans leur patrimoine financier pour compenser une chute de leur revenu courant. Ou bien, certains déposants, anticipant que les emprunteurs auraient plus de difficile à rembourser leur crédit, redoutaient, à tort ou à raison, que leur banque fasse faillite. Il n'est guère surprenant de voir l'activité économique décliner lors des paniques bancaires ; ces dernières surviennent précisément souvent parce que l'activité économique décline. Il est alors difficile de déceler l'impact propre à une panique bancaire.
Les banques elles-mêmes changent de comportement lors d’une récession ou d’une crise financière : elles-mêmes peuvent redouter une hausse des défauts de remboursement et restreindre en conséquence le crédit ; elles peuvent chercher à vendre en catastrophe des actifs, notamment des titres, pour obtenir des liquidités, mais, en faisant ainsi pression à la baisse sur les prix des actifs, elles détériorent la situation des banques qui détiennent toujours ces actifs et les poussent à se débarrasser à leur tour de leurs actifs. Réciproquement, si les banques subissent des ruées bancaires, elles seront tentées de réduire leur activité de prêt ou de vendre des actifs en catastrophe pour assainir leur bilan. La contagion financière empruntant plusieurs canaux, il est difficile de déceler précisément l’impact exact de l’un d’entre eux sur l’activité réelle.
Eric Monnet, Angelo Riva et Stefano Ungaro (2021) ont tiré profit d’une singularité du paysage bancaire français lors de la Grande Dépression pour étudier l’impact propre aux ruées bancaires. A cette époque, les banques commerciales n’étaient toujours pas régulées ; la première véritable loi relative à l’activité bancaire date de 1941. Mais elles coexistaient avec les Caisses d’épargne : ces dernières, des institutions de collecte d’épargne bénéficiant d’une garantie de la part de l’Etat, constituaient des substituts plus sûrs aux yeux des déposants. D’ailleurs, lors de la Grande Dépression, les déposants étaient plus susceptibles de retirer l’épargne qu’ils avaient dans un compte hébergé par une banque commerciale lorsqu’ils possédaient également un compte dans une Caisse d’épargne ; et d’importants flux de fonds furent transférés des banques commerciales aux Caisses d’épargne, ce qui explique non seulement pourquoi le montant total de dépôts est resté relativement stable malgré l’effondrement des dépôts bancaires (cf. graphique), mais aussi pourquoi le crédit s’est fortement contracté au cours de la période [Baubeau et alii, 2021].
Or, les Caisses d’épargne n’étaient pas implantées de façon homogène sur le territoire ; leur implantation était assez indépendante des performances économiques locales et du réseau bancaire. C’est cette hétérogénéité qui offre à Monnet et à ses coauteurs une occasion pour déceler les répercussions réelles des ruées bancaires.
Les trois chercheurs ont utilisé la densité des Caisses d’épargne observée avant la Grande Dépression pour quantifier le déclin de l’activité bancaire pendant la crise ; ils ont mesuré l’activité économique locale à partir des données fiscales relatives aux recettes et revenus. Au terme de leur analyse, ils constatent qu’une baisse de 1 % des agences bancaires réduisait le revenu agrégé de 1 %. Les ruées bancaires semblent par conséquent avoir très significativement contribué à la sévérité de la Grande Dépression en France : un calcul au dos de l’enveloppe suggère qu’elles ont pu expliquer un tiers de la chute du PIB réel observée de 1930 à 1931.
Références
FRIEDMAN, Milton, & Anna J. SCHWARTZ (2008), A Monetary History of the United States, 1867-1960, Princeton University Press.