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30 mai 2021 7 30 /05 /mai /2021 16:06
Les anticipations d’inflation des entreprises sont-elles bien ancrées ?

Depuis l’allocution de Milton Friedman (1968), qui les supposait adaptatives, et surtout depuis les travaux des nouveaux classiques, par exemple ceux de Thomas Sargent et Neil Wallace (1975), qui les supposaient rationnelles, la littérature académique met tout particulièrement en avant le rôle des anticipations d’inflation dans la dynamique de l’inflation, mais aussi bien d'autres phénomènes macroéconomiques comme le cycle d’affaires et le chômage [Kose et alii, 2019]. L'idée de base est reconnue depuis longtemps : les entreprises sont d’autant plus incitées à relever leurs prix (et à réduire leur production et l’emploi) qu’elles s’attendent à ce que leurs coûts de production augmentent. 

Pour stabiliser les prix, cette littérature souligne la nécessité pour les banques centrales d’ancrer les anticipations d’inflation. Certains, en premier lieu les banquiers centraux eux-mêmes, considèrent que la plus grande crédibilité qu’ils ont acquise depuis les années quatre-vingt a joué un rôle déterminant dans la désinflation observée ces quatre dernières décennies : en signalant leur engagement à assurer la stabilité des prix, les banques centrales auraient contribué à ancrer les anticipations d’inflation à un faible niveau, ce qui aurait permis de ramener et de maintenir l’inflation à un niveau faible et stable ; et le maintien de l’inflation à un niveau faible et stable aurait contribué en retour à mieux ancrer les anticipations d'inflation à un faible niveau. Ces derniers mois, c’est précisément le risque d’un désancrage des anticipations d’inflation que certains mettent en avant pour évoquer le scénario d’un dérapage imminent de l’inflation, en particulier aux Etats-Unis avec l'adoption d'amples plans de relance par l'administration Biden [Blanchard, 2021 ; Gopinath, 2021 ; Summers, 2021].

Les autorités auraient également intérêt à jouer sur les anticipations d’inflation pour stabiliser l’activité économique. Certains estiment que la reprise suite à la Grande Dépression ne s’est vraiment amorcée que lorsque les anticipations d’inflation ont été révisées à la hausse [Eggertsson, 2008 ; Jalil et Rua, 2015]. En effet, pour des taux d’intérêt nominaux donnés, un relèvement des anticipations d’inflation se traduit par une baisse des taux d’intérêt réels, ce qui devrait notamment stimuler l’emprunt et l’investissement. En amenant les entreprises et les ménages à relever leurs anticipations d'inflation, les banques centrales pourraient rendre leur politique monétaire davantage accommodante, et ce même si leurs taux directeurs butent sur leur borne inférieure. En l'occurrence, lorsque l'économie est piégée dans une trappe à liquidité, Paul Krugman (1998) et Gauti Eggertsson et Michael Woodford (2003) ont suggéré à ce que la banque centrale annonce qu’elle maintiendra sa politique monétaire accommodante plus longtemps que nécessaire, c'est-à-dire qu'elle ne la resserrera pas immédiatement une fois la reprise amorcée : si les entreprises anticipent un boom dans le futur, cela devrait les inciter à investir dès la période courante, donc accélérer la reprise de l’activité. Si les banques centrales n’ont pas adopté une telle stratégie, elles ont toutefois cherché depuis la crise financière mondiale à mieux communiquer leurs prévisions quant à leurs mesures futures, notamment la trajectoire probable de leurs taux directeurs : c'est l'idée de forward guidance.

Malgré la grande importance donnée par les économistes et les banquiers centraux aux anticipations d’inflation, notamment pour la conduite de la politique monétaire, peu d’enquêtes se sont vraiment penchées sur celles-ci, mais des progrès ont été réalisés ces dernières années dans ce domaine. 

Bernardo Candia, Olivier Coibion et Yuriy Gorodnichenko (2021) viennent justement de s’appuyer sur une nouvelle enquête menée auprès des entreprises américaines depuis 2018. Ils constatent tout d’abord que les entreprises tendent en moyenne à anticiper une inflation supérieure à celle qui est observée en moyenne et qu’elles sont loin d’être unanimes dans leurs anticipations. En l’occurrence, les entreprises sont en désaccord non seulement pour l’évolution des prix à très court terme, par exemple pour l’année ultérieure, mais aussi pour l’évolution des prix sur des horizons temporels supérieurs à cinq ans. Ces désaccords et le fait que la plupart des entreprises prédisent des niveaux d’inflation à long terme bien différents des 2 % ciblés par la Réserve fédérale amènent Candia et ses coauteurs à conclure que les anticipations d’inflation des entreprises sont tout sauf ancrées. 

Cela semble tout d’abord s’expliquer par l'inattention des chefs d’entreprise vis-à-vis de la politique monétaire : la plupart d’entre eux ne connaissent pas la cible d’inflation de la Fed. En effet, Candia et ses coauteurs notent que moins de 20 % des chefs d’entreprise identifient les 2 % d’inflation comme étant la cible poursuivie par la banque centrale américaine. Près des deux tiers des chefs d’entreprise ne tentent même pas de deviner quelle pourrait être cette cible ; et parmi ceux qui tentent, moins de la moitié d’entre eux pensent qu’elle se situe entre 1,5 et 2,5 %. Le manque d’ancrage des anticipations d’inflation des entreprises s’explique également par l’inattention des entreprises vis-à-vis de l’évolution récente de l’inflation : les chefs d’entreprise n’ont qu’une vague idée de ce qu'a été l'inflation au cours des douze mois précédents, alors que les chiffres de l’inflation sont facilement et gratuitement disponibles. 

Ces constats rejoignent ceux d’autres études, portant sur les ménages et observant que ces derniers sont peu informés quant à la politique monétaire et qu’ils comprennent mal celle-ci [Binder, 2017]. Toutes ces études ne concluent toutefois pas que les anticipations d’inflation ne jouent aucun rôle, ni que la politique monétaire s’avère inefficace ; en fait, il est possible que ce soit parce que l’inflation est faible et stable que les entreprises et ménages ne prêtent pas attention à l’inflation. Par contre, elles amènent à douter que la politique monétaire influence les ménages et les entreprises via le canal des anticipations. Autrement dit, les banques centrales ne devraient guère compter sur l'idée de jouer sur les anticipations d’inflation des ménages et des entreprises pour influencer l’activité économique et l’inflation [Coibon et alii, 2020].

 

Références

BINDER, Carola (2017), « Fed speak on Main Street: Central bank communication and household expectations », in Journal of Macroeconomics, vol. 52.

BLANCHARD, Olivier (2021), « In defense of concerns over the $1.9 trillion relief plan », in PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 18 février.

CANDIA, Bernardo, Olivier COIBION & Yuriy GORODNICHENKO (2021), « The inflation expectations of U.S. firms: Evidence from a new survey », IZA, discussion paper, n° 14378.

COIBION, Olivier, Yuriy GORODNICHENKO, Saten KUMAR & Mathieu PEDEMONTE (2020), « Inflation expectations as a policy tool? », in Journal of International Economics.

EGGERTSSON, Gauti B. (2008), « Great expectations and the end of the Depression », in American Economic Review, vol. 98, n° 4.

EGGERTSSON, Gauti B., & Michael WOODFORD (2003), « The zero bond on interest rates and optimal monetary policy », in Brookings Papers on Economic Activity, n° 1.

GOPINATH, Gita (2021), « Structural factors and central bank credibility limit inflation risks », 19 février.

JALIL, Andrew, & Gisela RUA (2015), « Inflation expectations and recovery from the Depression in 1933: Evidence from the narrative record », Réserve fédérale, working paper.

KOSE, M. Ayhan, Hideaki MATSUOKA, Ugo PANIZZA & Dana VORISEK (2019), « Inflation expectations: Review and evidence », CEPR, discussion paper, n° 13601.

KRUGMAN, Paul (1998), « It’s baaack: Japan’s slump and the return of the liquidity trap », in Brookings Papers on Economic Activity, n° 2.

SARGENT, Thomas, & Neil WALLACE (1975), « ‘Rational’ expectations, the optimal monetary instrument, and the optimal money supply rule », in Journal of Political Economy, vol. 83, n° 2.

SUMMERS, Lawrence (2021), « The inflation risk is real », 24 mai.

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