L’économie mondiale a subi une suite de chocs majeurs ces dernières années, en l’occurrence la pandémie de Covid-19, puis l’invasion russe de l’Ukraine. Ces chocs ont directement contribué à alimenter l’inflation et à déprimer l’activité économique. Ils y ont également contribué indirectement, en entraînant d’amples variations des taux de change.
GRAPHIQUE 1 Evolution du taux de change de l'euro en dollars
L’une des évolutions les plus commentées est la forte appréciation du dollar vis-à-vis de la plupart des devises [Gopinath et Gourinchas, 2022 ; Hofmann et alii, 2022]. Il s’est par exemple apprécié de 28 % vis-à-vis du yen et de 16 % vis-à-vis de l’euro ; le taux de change du dollar vis-à-vis du yen est en train de retrouver des niveaux qu’il n’avait plus atteints depuis 1990, tandis que celui du dollar en euro se trouve à des niveaux qu’il n’avait plus atteints depuis 2002 (cf. graphique 1). L’indice du dollar, calculé à partir d’un panier de devises étrangères, s’est apprécié d’environ 10 % depuis le début de l’année 2022, retrouvant un niveau qu’il n’avait plus atteint depuis pratiquement quatre décennies (cf. graphique 2). Le dollar s’est apprécié vis-à-vis de la grande majorité des devises ; parmi les exceptions, le Brésil et le Mexique ont vu leur monnaie s’apprécier vis-à-vis du dollar. Dans l’ensemble, le dollar s’est davantage apprécié vis-à-vis des devises des autres pays développés que vis-à-vis des devises des pays émergents ou en développement.
GRAPHIQUE 2 Evolution de l’indice réel du dollar américain (en indices, base 100 en janvier 2006)
source : Hofmann et alii (2022)
L’appréciation du dollar est cohérente avec les fondamentaux économiques [Gopinath et Gourinchas, 2022 ; Hofmann et alii, 2022]. Elle tient tout d’abord aux changements des termes de l’échange provoqués par la hausse des prix des aliments et de l’énergie (cf. graphique 3). En effet, lorsque les termes de l’échange, c’est-à-dire le rapport entre les prix des exportations sur les prix des importations, changent, le taux de change tend à varier de façon à stabiliser le solde extérieur. En l’occurrence, la hausse du prix des produits de base tend à détériorer les termes de l’échange des pays importateurs nets de produits de base, donc leur solde extérieur, ce qui pousse leur devise à se déprécier ; symétriquement, la hausse du prix des produits de base tend à améliorer les termes de l’échange des pays qui en sont des exportateurs nets, donc leur solde extérieur, ce qui pousse leur devise à s’apprécier. La zone euro et le Japon sont précisément importatrices nettes d’énergie. L’économie américaine étant désormais exportatrice nette d’énergie, l’actuelle hausse des prix de l’énergie s’est traduite, non pas par une détérioration de ses termes de l’échange comme ce fut le cas lors des hausses précédentes des prix de l’énergie, mais au contraire par une amélioration de ses termes de l’échange.
GRAPHIQUE 3 Variation des termes de l’échange depuis janvier 2022 (en %)
source : Hofmann et alii (2022)
L’appréciation du dollar tient également du fait que les politiques monétaires ne sont pas resserrées au même rythme à travers le monde : la Réserve fédérale relève plus rapidement ses taux d’intérêt les banques centrales des autres pays développés. En effet, la zone euro est certes confrontée à une aussi forte inflation que les Etats-Unis, mais la BCE se montre pour l’instant moins agressive dans son resserrement monétaire, peut-être notamment par peur de provoquer une nouvelle crise de la dette souveraine ; le Japon est toujours confronté à une faible inflation, ce qui réduit la nécessité que sa banque centrale resserre sa politique monétaire. Cette différence de rythme dans les resserrements monétaires et la fuite vers la sécurité provoquée par la hausse de l’incertitude ont notamment alimenté la demande d’actifs en dollars, donc poussé le taux de change du dollar à la hausse. Par contre, les banques centrales des pays émergents et en développement ont plutôt eu tendance à prendre de l’avance sur la Fed pour resserrer leur politique monétaire, peut-être parce qu’elles craignent les effets d’une appréciation du dollar. Cela contribue à expliquer pourquoi leurs monnaies ont moins eu tendance à se déprécier vis-à-vis du dollar que celles des pays développés et pourquoi le Brésil et le Mexique ont vu les leurs s’apprécier vis-à-vis du dollar.
L’appréciation du dollar n’est pas sans conséquence. En effet, malgré l'érosion de la part de l'économie américaine dans l'économie mondiale, le dollar reste la principale devise internationale [Ilzetzki et alii, 2019 ; Ilzetzki et alii, 2021 ; Arslanalp et alii, 2022 ; Krugman, 2022a ; Chinn, 2022 ; Krugman, 2022b]. Par exemple, il s’agit de la monnaie la plus utilisée pour convertir des devises, pour facturer et régler les échanges commerciaux et pour libeller les prêts transfrontaliers ; c’est avant tout le dollar que les banques centrales utilisent pour accumuler des réserves de change ou auquel elles ancrent leur monnaie. Du fait du rôle qu’il joue dans le commerce international et dans le système financier, les fluctuations du taux de change du dollar ont de profondes répercussions économiques et financières à travers le monde [Gopinath et Gourinchas, 2022 ; Hofmann et alii, 2022].
Tout d’abord, en raison du rôle du dollar dans la facturation des échanges commerciaux, une appréciation de son taux de change tend à accroître les prix à l’importation dans le reste du monde. Ainsi, en moyenne, une appréciation de 10 % du dollar est associée à une hausse d’un point de pourcentage de l’inflation [Gopinath et alii, 2020]. A la différence des épisodes passés, la récente appréciation du dollar a coïncidé avec une hausse des prix des produits de base, ce qui a aggravé l’effet inflationniste de celle-ci [Hofmann et alii, 2022]. En outre, l’appréciation du dollar tend à aller de pair avec un essoufflement du commerce international. En effet, quand le dollar s’apprécie, les prix à l’importation augmentent, mais les prix à l’exportation ne se modifient pas immédiatement, ce qui déprime la demande de produits importés. Une appréciation de 1 % du dollar vis-à-vis des autres devises est associée à une baisse de 0,6 à 0,8 % du volume annuel d’échanges entres les pays dans le reste du monde [Boz et alii, 2017].
Ensuite, l’appréciation du dollar, conjuguée au resserrement de la politique monétaire américaine, est aussi associée à un durcissement des conditions de financement à travers le monde. Ceux qui, en dehors des Etats-Unis, s’étaient endettés en dollar voient le fardeau de leur endettement s’alourdir. Dans les deux cas, l’activité économique s’en trouve directement déprimée et le risque de défauts de paiement et donc de crise financière augmente. Les crises de change de la seconde moitié des années 1990, notamment la « crise tequila » subie par le Mexique en 1994 et la crise asiatique de 1997, se sont produites dans le sillage d’une forte appréciation du dollar américain.
Les pays émergents et en développement sont davantage affectés par une appréciation du dollar que les pays développés. En effet, ils sont davantage dépendants des importations et une plus grande part de leurs importations est facturée en dollars. En outre, leur système financier est moins développé, si bien que leurs résidents ont davantage tendance à s’endetter en dollars. Certes, les crises de change de la fin des années et en particulier la crise asiatique ont amené les pays émergents à chercher à moins s’endetter en dollar, mais leurs entreprises sont encore très endettées en dollar. Plusieurs études ont confirmé l’effet négatif d’une appréciation du dollar sur la croissance des pays émergents [Druck et alii, 2015]. Par exemple, Fernando Eguren Martin et alii (2017) estiment qu’une appréciation de 10 % du dollar réduit en moyenne de 1,5 point de pourcentage la croissance des pays émergents.
Ainsi, les effets de l’appréciation du dollar se conjuguent à ceux de l’inflation et du resserrement des politiques monétaires pour déprimer la croissance des pays à travers le monde. La monnaie américaine devrait continuer à s’apprécier, dans la mesure où la Réserve fédérale poursuit son resserrement monétaire ; hier, elle a relevé son principal taux de 0,75 point de pourcentage, le ramenant aux niveaux qu’il atteignait début 2008, et elle a indiqué qu’elle compte pour l'instant procéder à de nouvelles hausses. Ces toutes dernières décennies, la Fed s’est montrée relativement insouciante quant aux répercussions de ses décisions sur le reste du monde [Eichengreen, 2013]. Aujourd'hui, au vu du niveau historiquement élevé atteint par l’inflation américaine, elle est très certainement focalisée sur des objectifs purement domestiques.
Références
CHINN, Menzie (2022), « The demise of dollar dominance? », in Econbrower (blog), 10 juin.
KRUGMAN, Paul (2022a), « Why the dollar dominates », 15 avril.
KRUGMAN, Paul (2022b), « The mysteries of the almighty dollar », 9 septembre.