Les économistes ont dressé toute une liste d’inconvénients associés à l’inflation. Tout d’abord, avec l’inflation, les agents comparent davantage les prix, les entreprises modifient plus fréquemment leurs prix, ce qui peut les amener à renégocier les contrats, etc., or ces comparaisons, modifications et renégociations mobilisent des ressources, ne serait-ce que du temps : on parle de « coûts de menu » (menu costs). Pour éviter que leurs liquidités ne perdent en pouvoir d’achat, les agents cherchent à en disposer le moins possible sur eux, ce qui les oblige à aller plus fréquemment à la banque pour en retirer. Ces allers-retours mobilisent eux aussi des ressources : ce sont les « coûts en chaussures » (shoe-leather costs). Selon Milton Friedman, avec l’inflation, les prix futurs, donc les profits et revenus futurs, sont plus incertains, ce qui peut désinciter les agents à investir, etc.
Mais les économistes trouvent aussi des avantages à l’inflation, surtout au niveau macroéconomique. Celle-ci permet « de graisser les roues du marché du travail » : en réduisant le salaire réel, donc les coûts des entreprises, elle devrait inciter celles-ci à embaucher, ce qui contribuerait à réduire le chômage [Tobin 1972 ; Akerlof et alii, 1996]. Lorsque l’inflation est en moyenne plus élevée, les banques centrales ont une plus grande marge de manœuvre pour réduire leurs taux directeurs et ainsi stimuler l’économie en cas de choc déflationniste ou de récession [Blanchard et alii, 2010]. En définitive, le consensus est plutôt pour dire que l’inflation n’a guère d’effet négatif sur la croissance économique, du moins tant qu’elle reste à un chiffre. Plus largement, les économistes peinent à rendre compte d’importantes pertes en termes de bien-être [Nakamura et alii, 2018]. Par exemple, Robert Lucas (2000), pourtant grand défendeur de la stabilité des prix comme seul objectif de la politique monétaire, estimait qu’une baisse du taux d’inflation annuel de 10 % à 0 % apporte moins de bien-être qu'une hausse du revenu réel d’un pourcent.
La majorité des individus ne sont toutefois pas économistes et plusieurs travaux ont montré que l’inflation réduisait significativement leur bien-être. A partir des déclarations obtenues auprès de centaines de milliers d’Européens et d’Américains, Rafael Di Tella et alii (2001) ont mis en évidence une relation négative entre l’inflation et la satisfaction de vivre en faisant des comparaisons entre pays et dans le temps. Dans un travail ultérieur, Rafael Di Tella et alii (2003) estimaient que les Américains et les Européens devaient recevoir approximativement 70 dollars pour chaque hausse d’un point de pourcentage de l’inflation afin que leur satisfaction de vivre reste constante.
Dans la mesure où la lutte des banques centrales contre l’inflation est susceptible de déprimer l’activité économique et en conséquence d’augmenter le chômage, plusieurs travaux ont comparé l’impact respectif de l’inflation et du chômage sur le bien-être des individus. Di Tella et alii (2001) estimaient que les individus sont prêts à « arbitrer » entre une hausse d’un point de pourcentage du taux de chômage et une hausse de 1,7 point de pourcentage du taux d’inflation. En utilisant des données relatives aux populations européennes sur la période allant de 1975 à 2013, David Blanchflower et alii (2014) estiment quant à eux qu’une hausse du taux chômage réduit cinq fois plus la satisfaction de vie déclarée par les individus qu’une hausse équivalente du taux d’inflation.
Ces travaux montrent que l’inflation a des effets délétères sur le bien-être des individus. Reste à comprendre précisément pourquoi.
En s’appuyant sur des enquêtes menées auprès d’Allemands, d’Américains et de Brésiliens, Robert Shiller (1997) constatait que les individus craignent avant tout que l’inflation érode leur niveau de vie, dans la mesure où ils ne pensent pas que les salaires nominaux augmentent autant que les prix. Ils ont également le sentiment que l’inflation nuit au niveau de vie en déprimant la croissance économique, sans qu’ils n’évoquent d’enchaînements clairs pour l’expliquer. Les individus jugent que l’inflation est causée dans une certaine mesure par les comportements opportunistes de certains, mais ils croient aussi en la réciproque, que l’inflation offre aux individus opportunistes davantage de latitude pour améliorer leur sort au détriment de celui des autres. Beaucoup estiment que l’inflation favorise l’égoïsme, qu’elle est susceptible d’alimenter les troubles politiques et même qu’elle porte atteinte au prestige de la nation. En revanche, les répondants ne donnent guère d’importance aux « coûts en chaussures » ou « de menu » et ils n’évoquent absolument pas les effets de l’incertitude à propos de l’inflation future. Ainsi, les coûts de l’inflation que les individus évoquent à travers les enquêtes ne sont pas les mêmes que ceux habituellement mis en avant par les économistes.
Afin de mieux comprendre les perceptions que les individus ont de l’inflation, Stefanie Stantcheva (2024) a récemment fait réaliser deux enquêtes auprès de ménages américains. En étudiant les réponses récoltées à travers celles-ci, elle retrouve plusieurs constats de Shiller, notamment le fait que les individus s’inquiètent avant tout des effets érosifs de l’inflation sur le pouvoir d’achat : ils croient souvent que les salaires augmentent bien plus lentement que les prix. Lorsqu’ils obtiennent une revalorisation de leur salaire, les individus ont davantage tendance à les attribuer à leur performance au travail et à leur avancement de carrière plutôt qu’ils n’y voient un ajustement à l’inflation. Ces perceptions tiennent notamment à la conviction que les employeurs ont un important pouvoir discrétionnaire sur la fixation des salaires et qu’ils en profitent pour freiner les revalorisations salariales et ainsi accroître leurs marges de profits.
Il n’est alors pas surprenant que Stantcheva constate que l’inflation nourrit un sentiment d’injustice. Elle observe notamment que les individus ont le sentiment que l’inflation exacerbe les inégalités de revenu, dans la mesure où ils croient que les salariés les mieux rémunérés voient leurs rémunérations augmenter bien plus rapidement que les revenus des autres individus lors des épisodes inflationnistes.
En tout cas, la perception d’un effet érosif de l’inflation sur le pouvoir d’achat amène les individus à modifier significativement leurs habitudes de consommation. C’est en particulier le cas pour les plus modestes : ces derniers doivent souvent reporter leurs dépenses, réduire les quantités achetées et se reporter sur des produits de moindre qualité. Rares sont ceux qui déclarent avancer leurs dépenses dans l’anticipation des hausses futures des prix.
Contrairement aux économistes, la majorité des individus ne voient pas d’avantages à l’inflation. Rares sont ceux qui croient en un arbitrage entre inflation et chômage ou bien qui associent l’inflation à une accélération de la croissance économique. Au contraire, beaucoup estiment que l’inflation est associée à une détérioration de la croissance économique et de la situation sur le marché du travail, un constat que Monica Jain et alii (2022) ont aussi récemment tiré d’une enquête auprès de ménages canadiens.
Shiller notait que l’inflation nuisait à la popularité des présidents en place et qu’elle apparaissait à la population comme un important problème national. Les enquêtes menées par Stantcheva montrent que, pour la population, la question de l’inflation est bien plus pressante que celles de la croissance économique, de l’emploi ou de la santé.
Références
LUCAS, Robert E., Jr. (2000), « Inflation and welfare », in Econometrica, vol. 68, n° 2.
TOBIN, James (1972), « Inflation and unemployment », in American Economic Review, vol. 62, n° 1/2.