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13 juin 2024 4 13 /06 /juin /2024 17:58

On pourrait s’attendre à ce que la croissance s’accompagne d’une hausse du niveau de bonheur de la population. Après tout, si le revenu moyen augmente, alors la population voit son pouvoir d’achat augmenter et elle devrait pouvoir mieux satisfaire ses besoins. On devrait donc s’attendre à une relation positive entre revenu moyen et niveau de bonheur moyen. Pourtant, il y a cinquante ans, Richard Easterlin (1974) constatait que le niveau moyen de bien-être avait stagné à long terme aux Etats-Unis, malgré la hausse du revenu moyen. Il a par la suite, dans d’autres publications, fait la même observation pour d’autres pays développés.

L’existence même de ce paradoxe a été contestée, notamment par Angus Deaton (2008) et par Betsey Stevenson et Justin Wolfers (2008), qui concluent en une robuste relation positive entre bien-être et revenu, que ce soit entre les pays ou au cours du temps. Mais d’autres économistes aboutissent à des résultats allant dans le sens d’Easterlin. Easterlin a lui-même remis en cause, à plusieurs reprises, les conclusions de Stevenson et Wolfers (voir par exemple Easterlin [2017]).

Deux explications ont été mises en avant pour expliquer le paradoxe d’Easterlin. Le premier est l’effet d’adaptation. L’idée est que la hausse de revenu dont jouit un individu peut certes accroître son niveau de satisfaction, mais temporairement : le niveau de satisfaction augmente, puis diminue pour finalement revenir à son niveau initial. L’interprétation serait que l’individu serait initialement plus heureux, dans la mesure où il peut mieux satisfaire ses besoins existants, mais qu’il va ensuite s’habituer à son nouveau train de vie, revoir ses exigences, se découvrir de nouveaux besoins. En conséquence, au niveau agrégé, la croissance peut certes accroître les niveaux de satisfaction à court terme, mais pas à long terme. Si toutes les études qui ont testé l’existence de l’effet d’adaptation n’ont pas toutes conclu en son existence, celles qui l’ont fait ont conclu en son asymétrie : le gain en bien-être d’une hausse du revenu se dissipe, tandis que la perte en bien-être d’une baisse du revenu est définitive. C’est l’effet d’une « aversion à la perte » mise en évidence dans les expériences en économie comportementale [Kahneman et alii, 1991]. Il y aurait ainsi un « effet de cliquet », similaire à celui mis en avant par James Duesenberry (1949) dans le cas de la consommation : les individus prendraient peut-être comme référence le niveau maximal de consommation qu’ils ont atteint par le passé. Ces résultats sont sûrement décourageants pour les partisans de la croissance, mais ils le sont peut-être encore plus pour les partisans d’une décroissance (volontaire) : si la croissance n’augmente pas durablement le bien-être moyen, la décroissance pourrait au contre le réduire irrémédiablement.

Le deuxième effet susceptible d’expliquer le paradoxe d’Easterlin est l’effet de rivalité. L’idée est que le bien-être d’un individu ne tient pas (seulement) à son revenu : il dépend (aussi) du revenu des autres en raison du jeu des comparaisons. Autrement dit, il ne dépendrait pas de son revenu absolu, mais de son revenu relatif. Cette idée est cohérente avec l’observation que, dans une population donnée, les riches se déclarent bien plus heureux que les pauvres. Si elle est exacte, elle empêche la croissance d’augmenter le niveau de satisfaction : la hausse du revenu moyen ne change en rien le fait que certains gagnent plus que d’autres. Si la croissance ne modifie pas la hiérarchie des revenus, par exemple si tous les individus voyaient leur revenu augmenter du même montant, alors le niveau de satisfaction de chacun ne variera guère. Si certains voient leur revenu augmenter plus vite que celui des autres, leur niveau de satisfaction augmentera peut-être, mais parallèlement ceux qui rétrogradent dans la hiérarchie des revenus verront leur niveau de satisfaction baisser. Ce serait un jeu à somme nulle.

Pourtant, les populations des pays riches se déclarent en moyenne plus heureuses que celles des pays pauvres : le paradoxe d’Easterlin ne s’observe pas dans le cas de ces derniers. L’une des explications avancée pour concilier ces divers faits stylisés, notamment par Ronald Inglehart, est qu’il existerait un seuil de satiété. En-deçà de ce seuil, la croissance améliore la satisfaction moyenne, par exemple en permettant à la population de mieux satisfaire ses besoins de base ; mais à partir de ce seuil, le paradoxe d’Easterlin s’appliquerait : la poursuite de la croissance ne parviendrait plus à accroître la satisfaction moyenne. Peut-être qu’une fois les besoins de base satisfaits, la survie assurée, les individus ne verraient plus leur satisfaction augmenter avec leur revenu, la satisfaction de besoins faisait apparaître de nouveaux besoins ou les individus se lançant dans une course assez vaine à la consommation ostentatoire. Une telle hypothèse a notamment été soutenue par Ed Diener et Martin Seligman (2004) et Andrew Clark et alii (2008) et Rafael Di Tella et Robert MacCulloch (2010). Pour Bruno Frey et Alois Stutzer (2002), il se situerait autour de 10.000 dollars. Richard Layard (2003, 2005) estimait tout d’abord que le seuil de satiété se situait à un revenu par tête autour de 15.000 dollars, avant de relever son estimation à 20.000 dollars (cf. graphique 1). 

GRAPHIQUE 1  Revenu moyen par tête et niveau de bonheur moyen 

Relation entre bonheur et revenu : y a-t-il un point de satiété ?

Betsey Stevenson et Justin Wolfers (2013) se sont penchés sur une telle hypothèse. La simple observation de la relation entre bien-être et revenu pour les différents centiles de la répartition du revenu dans les vingt-cinq pays les plus peuplés : les courbes ne semblent s’aplatir dans aucun pays (cf. graphique 2). Certes, la relation n’est pas linéaire, mais log-linéaire : plus le revenu est élevé, plus le supplément de revenu doit lui-même être de plus en plus important pour rapporter un même supplément de satisfaction. Cela dit, la relation reste positive et significative. Stevenson et Wolfers ont testé plus rigoureusement la présence d’un éventuel point de satiété à 9.000, 15.000 et 25.000 dollars. Leur analyse n’a pas fait apparaître de rupture de la relation entre bien-être et revenu moyen pour de tels niveaux de revenu par tête. 

GRAPHIQUE 2  Bien-être et revenu dans les 25 pays les plus peuplés

Relation entre bonheur et revenu : y a-t-il un point de satiété ?

Dans une nouvelle étude de l’INSEE, Jean-Marc Germain (2024) s’est à son tour penché sur l’identification d’un éventuel seuil de satiété. Pour cela, il a utilisé des données d’enquête sur les conditions de vie des ménages dans cinq pays, en l’occurrence la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, les Etats-Unis et l’Australie. Il conclut en la présence d’un seuil de satiété pour la satisfaction dans la vie de 30.000 euros en France, 40.000 euros en Allemagne, 45.000 euros au Royaume-Uni, 60.000 euros en Australie et 80.000 euros aux Etats-Unis ; la satiété est toutefois partielle dans le cas de ces deux derniers pays.

A partir des données de panel françaises, Germain approfondit son analyse en allant au-delà de la seule identification du point de satiété. Il constate Notamment que, en-deçà du seuil de satiété, une baisse du revenu réduit davantage la satisfaction dans la vie qu’une hausse du revenu ne l’améliore ; une telle observation va dans le sens de l’hypothèse d’un effet de cliquet. En outre, selon ses estimations, l’effet de rivalité réduirait d’un tiers l’impact du revenu sur le bien-être subjectif. Enfin, Germain montre que le fait de vivre seul, les problèmes de santé et l’exposition à la pollution ont le même effet négatif sur le bien-être déclaré que l’on soit au-dessus ou au-dessus du seuil de satiété. En revanche, l’expérience du chômage, le sentiment d’insécurité civile et la pression au travail ont un effet négatif plus puissant lorsque le revenu est inférieur au point de satiété plutôt qu’au-dessus.

 

Références

CLARK, Andrew E., Paul FRIJTERS & Michael A. SHIELDS (2008), « Relative income, happiness, and utility: An explanation for the Easterlin paradox and other puzzles », in Journal of Economic literature, vol. 46, n° 1.

DAVOINE, Lucie (2020), Economie du bonheur, nouvelle édition, La Découverte.

DEATON, Angus (2008), « Income, health and well-being around the world: Evidence from the Gallup word poll », in Journal of Economic Perspectives, vol. 22, n° 2.

DI TELLA, Rafael, & Robert MACCULLOCH (2010), « Happiness adaptation to income beyond ‘basic needs’ », in Ed Diener, John Helliwell & Daniel Kahneman (dir.), International Differences in Well-Being, Oxford University Press.

DIENER, Ed, & Martin E.P. SELIGMAN (2004), « Beyond money: Toward an economy of well-being », in Psychological science in the public interest, vol. 5, n° 1.

DUESENBERRY, James (1949), Income, Saving and the Theory of Consumer Behavior, Harvard University Press. 

EASTERLIN, Richard A. (1974), « Does economic growth improve the human lot. Some empirical evidence », in Paul David & Melvin Reder (dir.), Nations and Households in Economic growth: Essays in Honor of Moses Abramovitz.

EASTERLIN, Richard A. (2016), « Paradox lost? », in Review of Behavioral Economics, vol. 4, n° 4.

FREY, Bruno S., & Alois STUTZER (2002), « What can economists learn from happiness research? », in Journal of Economic Literature, vol. 40, n° 2.

GERMAIN, Jean-Marc (2024), « Bien-être ressenti et revenu : l’argent fait-il le bonheur ? », INSEE, document de travail.

INGLEHART, Ronald (1997), Modernization and Postmodernization, Princeton University Press.

KAHNEMAN, Daniel, & Angus DEATON (2010), « High income improves evaluation of life but not emotional well-being », in Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 107, n° 38.

KAHNEMAN, Daniel, Jack L. KNETSCH & Richard H. THALER (1991), « Anomalies: The endowment effect, loss aversion, and status quo bias », in Journal of Economic Perspectives, vol. 5, n° 1.

LAYARD, Richard (2003), « Happiness: Has social science a clue? What is happiness? Are we getting happier? ».

LAYARD, Richard (2005), Happiness: Lessons from a New Science, Penguin.

SENIK, Claudia (2014), L'Economie du bonheur, Le Seuil.

STEVENSON, Betsey, & Justin WOLFERS (2008), « Economic growth and subjective well-being: Reassessing the Easterlin paradox », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 2008, n° 1.

STEVENSON, Betsey, & Justin WOLFERS (2013), « Subjective well-being and income: Is there any evidence of satiation? », in American Economic Review, Papers and Proceedings, vol. 103, n° 3.

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