Ces dernières années ont été marquées par d’importants progrès en matière d’intelligence artificielle, à l’instar du lancement de ChatGPT, devenu très rapidement populaire. Ces avancées tiennent notamment aux progrès dans la puissance de calcul, évoquées par la fameuse « loi de Moore » et sa prédiction d’un doublement de la capacité des microprocesseurs tous les deux ans. La complexité des systèmes d’IA a augmenté encore plus vite que cette puissance de calcul : au cours de la dernière décennie, le montant de puissance de calcul utilisée pour entraîner les systèmes d’IA les plus avancés a doublé tous les six mois, grâce aux montants massifs investis par les entreprises d’IA [Sevilla et Roldan, 2024]. Ces progrès laissent envisager l’apparition à terme d’une intelligence artificielle générale, c’est-à-dire d’une IA présentant un niveau d’intelligence similaire à celui de l’être humain et capable de réaliser toutes les tâches cognitives que ce dernier peut réaliser.
L’apparition d’une IA générale semble tout à fait plausible à très long terme, mais est-elle envisageable dans un avenir proche ? Pour les plus « optimistes », une telle IA pourrait apparaître dans moins d’une décennie. C’est l’un des scénarii envisagés et étudiés par Anton Korinek et Donghyun Suh (2024) (cf. Korinek [2023] pour un résumé).
Qu’importe la date exacte de son apparition, pour Anton Korinek (2024), l’émergence de l’IA générale marquera la fin de l’âge industrielle et ouvrira une nouvelle ère de la même façon que la Révolution industrielle a mis un terme à l’ère malthusienne. Durant l’âge malthusien, les ressources naturelles constituaient le facteur rare, si bien que celles-ci contraignaient la croissance démographique et, en conséquence, la croissance économique. Avec l’âge industriel, c’est le travail qui est devenu le facteur rare, ce qui a permis une forte croissance de la productivité du travail et des salaires, mais la croissance économique est restée contrainte par la croissance démographique : la capacité d’innovation dépend de la taille de la population, comme l’a formalisé Jones (1995) avec son modèle de croissance semi-endogène. Durant l’âge de l’IA générale, lorsque les machines deviendront un substitut parfait au travail humain, ce dernier cessera d’être un facteur limitatif et l’accumulation du stock d’idées ne sera plus contrainte par la taille de la population, si bien que la croissance s’apparentera à celle formalisée par le modèle de croissance endogène de Paul Romer (1990).
Le développement de l’IA est ainsi susceptible de stimuler la croissance, mais dans quelle mesure ? Certains sont là aussi très optimistes, estimant qu’une IA générale est susceptible de rapidement créer une « singularité » technologique, mais d’autres, notamment Daron Acemoglu (2024), n’envisagent pas d’amples gains, du moins pas dans un avenir prévisible. Outre des gains incertains, le développement de l’IA et, à terme, l’apparition d’une IA générale ne sont pas s’accompagner de risques. Pour Korinek (2024), l’IA générale posera huit défis économiques :
1. Le premier défi concerne l’emploi et la répartition des revenus. A court terme, il n’est pas clair quant à savoir si l’IA creuse ou réduit les inégalités de revenu. Les précédentes innovations liées à l’informatique avaient plutôt tendance à être complémentaires avec les travailleurs qualifiés et à conduire à une automatisation des tâches réalisées par les travailleurs peu qualifiés, ce qui a eu tendance à creuser les inégalités de revenu [Katz et Murphy, 1992]. Mais certaines études suggèrent que le déploiement actuel de l’IA tend à les réduire : l’IA peut stimuler l’efficacité des moins qualifiés, comme l’ont observé Erik Brynjolfsson et alii (2023), et elle élargit les possibilités d’automatisation des tâches réalisées jusqu’à présent par les travailleurs qualifiés, en l’occurrence les tâches cognitives. David Autor (2024) estime ainsi que l’IA est susceptible de mettre un terme à l’érosion des classes moyennes en favorisant les emplois qu’elles occupent et en stimulant leurs salaires.
Mais à plus long terme, il est à craindre que l’IA rende le travail redondant, à mesure que ses avancées accroissent la substituabilité entre travail et capital. L’IA générale est susceptible de provoquer un chômage de masse, une chute des salaires et une hausse des inégalités [Acemoglu et Restrepo, 2019 ; Acemoglu et Restrepo, 2020 ; Korinek, 2023]. En l’occurrence, l’essentiel des bénéfices de l’IA générale pourraient être captés par ceux qui possèdent le capital et contrôlent les technologies d’IA.
L’IA est également susceptible de creuser les écarts de revenu entre les pays, dans la mesure où les pays en développement ont un avantage comparatif dans les activités intensives en travail. On retrouve une intuition du modèle de Romer (1990) : les pays disposant d'un stock élevé d'idées pourront connaître une plus forte croissance que ceux qui en disposent d'un faible stock ; les premiers étant les pays développés et les secondes les pays en développement, les écarts de revenu risquent d'augmenter.
2. Le deuxième défi concerne les compétences et l’éducation. Cette dernière joue aujourd’hui un rôle clé dans l’acquisition des compétences et, en conséquence, sur l’accès à l’emploi. Or, l’IA va rendre obsolètes certaines compétences actuellement valorisés sur le marché du travail. Pour Korinek, les emplois qui resteront disponibles se situeront dans les activités où la présence humaine est recherchée pour elle-même ; il pense notamment au domaine religieux ou la supervision de l’IA. L’éducation devra alors pour préparer à ces emplois. En outre, l’IA va certainement bouleverser la transmission même du savoir.
3. Le troisième défi concerne la cohésion sociale et la stabilité politique. En perturbant le marché du travail, l’IA est susceptible d’entraîner un mécontentement populaire, des désordres sociaux et de l’instabilité politique. Les conflits sociaux se joueront certainement entre ceux qui bénéficient de l’IA (en premier lieu leurs propriétaires) et ceux qui en pâtissent.
4. Le quatrième défi concerne la politique macroéconomique. La demande globale va se modifier ; elle ne sera peut-être plus tirée par la consommation des ménages, mais par l’investissement liée à l’IA. Avec la déstabilisation du marché du travail, les autorités devront certainement mettre en place des mécanismes pour assurer aux êtres humains un minimum de revenu, dans un contexte où les sources même de leurs recettes fiscales seront bouleversées. De nouvelles formes de redistribution s’avèreront sûrement nécessaires, peut-être un revenu de base.
5. Le cinquième défi concerne la politique de la concurrence. En effet, le développement de l’IA nécessite de massifs financements et de vastes bases de données, ce qui génère d’importantes économies d’échelle et donc d’importantes barrières à l’entrée. En conséquence, le marché de l’IA peut se retrouver extrêmement concentré, la production était réalisée par quelques entreprises.
6. Le sixième défi concerne la propriété intellectuelle. Non seulement l’IA s’abreuve de contenus déjà existants, mais ses propres créations posent d’importantes questions en termes de propriété.
7. Le septième défi concerne l’environnement. Si à l’âge de l’IA générale, le travail humain cesse d’être le facteur rare, les ressources naturelles le redeviennent. La consommation d’énergies par l’IA explose, ce qui est susceptible d’accélérer, d’une part, l’épuisement de certaines ressources naturelles et, d’autre part, le changement climatique en alimentant les émissions de gaz à effet de serre. Inversement, l’IA pourrait stimuler la recherche scientifique et ainsi contribuer à la découverte de solutions aux différents problèmes environnementaux.
8. Le huitième et dernier défi concerne la gouvernance mondiale. L’IA générale est susceptible de bouleverser le partage des richesses et du pouvoir entre les pays. Ces richesses et ce pouvoir peuvent notamment se concentrer entre les mains d’une poignée de nations technologiquement avancées et de puissantes entreprises. Il s’agira également de veiller à ce que les finalités et valeurs de l’IA générale restent alignées sur celles de l’humanité et qu’elle veille à la préservation de cette dernière.
Références
ACEMOGLU, Daron (2024), « The simple macroeconomics of AI », MIT, working paper, avril.
ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2019), « Artificial intelligence, automation, and work », in Ajay Agrawal, Joshua Gans & Avi Goldfarb (dir.), The Economics of Artificial Intelligence: An Agenda, University of Chicago Press.
ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2020), « The wrong kind of AI? Artificial intelligence and the future of labor demand », in Cambridge Journal of Regions, Economy and Society, vol. 13, n° 1.
AUTOR, David (2024), « AI could actually help rebuild the middle class », in Noema Magazine.
KATZ, Lawrence F., & Kevin M. MURPHY (1992), « Changes in relative wages, 1963-1987: Supply and demand factors », in Quarterly Journal of Economics, vol. 107, n° 1.
KORINEK, Anton (2023), « Scenario planning for an A(G)I future », in FMI, Finance & Development. Traduction française, « Scénarios pour un avenir sous le signe de l'IA(G) », in FMI, Finances & Développement.