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2 novembre 2024 6 02 /11 /novembre /2024 15:40

La notion de pouvoir joue un rôle important dans les sciences sociales. Elle joue un rôle clé en sociologie (notamment dans les travaux de Max Weber et de Pierre Bourdieu) où elle est notamment associée à la notion de domination, en philosophie (notamment dans les travaux de Michel Foucault) où elle est notamment associée à la notion d’aliénation, en science politique, etc. Elle semble en revanche avoir un rôle limité, voire être tout simplement absente, en science économique. Plus exactement, elle semble y avoir disparu avec l’essor du marginalisme à la fin du dix-neuvième siècle, puis celle de la « révolution formaliste » au milieu du vingtième siècle, qui ont conduit à la domination du paradigme néoclassique en science économique [Palermo, 2014 ; Ozanne, 2016 ; Kurz, 2018].

En effet, dans le monde néoclassique, en particulier dans sa version walrasienne, le pouvoir semble entièrement dissous : il n’y règne que la liberté, l’égalité et l’indifférence. L’échange est pleinement volontaire : aucun offreur, aucun demandeur ne procède à un échange sans avoir consenti à le réaliser. Les conditions de concurrence pure et parfaite assurent aux compétiteurs une impartialité, une égalité de traitement. Dès lors qu’elles sont respectées, en premier lieu celle d’atomicité, les agents apparaissent comme de simples preneurs de prix (price-takers), si bien qu’aucun n’est à même de le manipuler. Le prix n’est pas perçu comme résultant d’un rapport de force entre offreurs et demandeurs ; il résulte certes du jeu de l’offre et de la demande, mais celles-ci sont considérées comme des forces anonymes et aveugles. Dans ce monde où il n’y a pas de véritable production, mais seulement des échanges, les agents économiques ne sont que des atomes égoïstes, s’ignorant mutuellement, se contentant de réagir aux variations des prix : ils n’ont pas de relation entre eux, mais seulement des relations avec les biens. Cette logique a peut-être atteint son point d’orgue avec les modèles à agent représentatif : comment une relation de pouvoir peut-elle émerger lorsqu’il n’y a plus qu’un seul individu, qu’un seul Robinson sur son île ?

Dans un nouveau document de travail, Alexandre Chirat et Ulysse Lojkine (2024) rappellent que si le paradigme néoclassique reste dominant en science économique, il n’est pas pour autant unique. D’autres paradigmes se maintiennent et donnent un rôle clé au pouvoir politique. En fait, l’usage même de la notion de pouvoir semble contribuer à tracer une ligne de démarcation entre l'orthodoxie (néoclassique) et les courants hétérodoxes. Mais surtout, Chirat et Lojkine montrent que le paradigme néoclassique n’a pas totalement écarté le pouvoir de son analyse.

Se restreignant à la notion du pouvoir économique dans une économie de marché capitaliste, les deux chercheurs ont étudié l’usage du concept de pouvoir dans les grandes écoles de pensée économique du vingtième siècle, à savoir l’école néoclassique, l’institutionnalisme et le marxisme. Ils ont proposé une typologie pour comparer comment ces trois écoles conçoivent le pouvoir économique. En l’occurrence, le pouvoir peut être explicite (en passant par exemple via des ordres) ou implicite ; personnel (s’il est exercé par un individu ou une entité pleinement identifiable) ou impersonnel ; unilatéral (lorsqu’un seul agent exerce un pouvoir sur un autre) ou multilatéral (lorsqu’il y a une forme d’équilibre des pouvoirs entre une multitude d’agents).

Dans le paradigme marxiste, le pouvoir économique apparaît à deux niveaux : le pouvoir hiérarchique au sein de l’entreprise et la dépendance salariale sur le marché du travail. Pour reprendre la typologie de Chirat et Lojkine, le pouvoir hiérarchique qui s’exerce au sein d’une société (qualifié de « despotisme » par Marx) est explicite (stipulé par des règles et les ordres donnés par les supérieurs à leurs subordonnés), unilatéral (les capitalistes l’exerçant sur les dirigeants et ces derniers l’exerçant sur les autres travailleurs) et personnel. Quant à la dépendance du salariat, elle renvoie à la dépendance vis-à-vis du revenu : les prolétaires n’ont pas d’autre moyen de subsistance que de vendre leur force de travail, en l’occurrence à un capitaliste, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas d’autre choix que de se soumettre au despotisme évoqué ci-dessus. La liberté formelle du salarié est illusoire : elle dissimule une servitude volontaire, consentie. La dépendance salariale est une forme de pouvoir unilatérale, mais implicite et impersonnelle : le marché agit comme un « voile » de pouvoir.

Le paradigme institutionnaliste est bien plus hétérogène que le paradigme marxiste, mais le concept de pouvoir y joue bien un rôle clé. Les institutionnalistes ont étudié les rapports de force qui existent non seulement entre les organisations, mais également en leur sein. Les entreprises disposent d’un pouvoir de marché : elles ont une certaine latitude pour façonner leur environnement de façon à faire face à l’incertitude. Elles n’interagissent pas seulement avec leurs rivales et leurs acheteurs ; elles interagissent également avec les syndicats, les pouvoirs publics, les institutions financières, etc. C’est par exemple le cas sur le marché du travail : alors que les néoclassiques tendaient à considérer les syndicats, les règles de négociation collective et les réglementations publiques comme des facteurs ayant une influence résiduelle sur le salaire, les institutionnalistes historiques leur prêtaient au contraire une influence décisive. Dans le cadre institutionnaliste, la relation de pouvoir, conçu comme un véritable pouvoir de négociation, est multilatérale. Et elle risque d’être asymétrique, comme dans le cas du marché du travail, où les travailleurs subissent l’autoritarisme au sein de l’entreprise et une insécurité économique. Craignant qu’une relation trop asymétrique n’entre en conflit avec les valeurs de la démocratie, les institutionnalistes (qui ne prétendent pas évacuer toute démarche normative dans leur économie, contrairement aux néoclassiques) préconisent un certain équilibre des pouvoirs entre les agents économiques.

Enfin, concernant le paradigme néoclassique, Chirat et Lojkine estiment qu’il n’est pas dénué d’une conception du pouvoir économique. Une telle conception y est présente, quoique de façon implicite. Cette notion est tout d’abord liée à celle du « pouvoir de marché », particulièrement manifeste dans le cas du monopole, où un unique offreur contrôle l’entièreté de l’offre, si bien que l’on parle dans ce cas plus précisément de « pouvoir de monopole. Les néoclassiques ne se sont pas focalisés sur la seule situation de concurrence pure et parfaite : depuis les travaux d’Edward Chamberlin (1933) et de Joan Robinson (1933), ils ont étudié un large éventail de situations intermédiaires entre les deux extrêmes que sont la situation de concurrence pure et parfaite et celle du monopole. Le concept de pouvoir de monopole a pour contrepartie celui de « discipline de marché », qui désigne l’engagement mutuel entre une multitude d’agents en concurrence les uns avec les autres. Alors que le pouvoir de monopole est explicite, unilatéral et personnel, la discipline de marché est implicite, multilatérale et impersonnelle : ce n’est pas un agent, mais le marché, qui impose le prix. C’est la seule véritable forme de pouvoir que reconnaissent les néoclassiques et elle a la particularité d’être inhérente aux relations marchandes. Mais une autre forme de pouvoir sous-tend implicitement leurs modélisations : la souveraineté du consommateur [Penz, 1987]. En effet, dès lors que la discipline de marché écrase le pouvoir de marché des producteurs, les consommateurs exercent leur pouvoir sur la production : leurs préférences déterminent en définitive les prix et les quantités allouées… mais néanmoins sous une contrainte, celle des disponibilités en ressources naturelles et en technologies. Leur pouvoir est certes impersonnel, mais il est unilatéral : il opère dans la seule direction des producteurs. 

Chirat et Lojkine estiment que ces différentes conceptions du pouvoir ont façonné les grands débats qui ont opposé néoclassiques, institutionnalistes et marxistes des années 1930 aux années 1970. C’est notamment le cas des débats autour du marché du travail. Aux yeux des néoclassiques, en concurrence pure et parfaite, la discipline de marché écrase toute asymétrie entre employeur et salarié. Les radicaux (qui s’inspirent des marxistes et des institutionnalistes) rejeté une telle conception. Par exemple, Stephen Marglin (1974) a interprété le passage du système productif à celui d’usines comme une stratégie délibérée de la classe capitaliste pour renforcer sa domination sur les salariés. Dans le cadre néoclassique, les contraintes qui s’exercent sur les choix découlent, non pas des relations de pouvoir, mais des technologies : en l’occurrence, la discipline de marché imposerait la technologie qui répond le mieux aux préférences des consommateurs. Mais pour Marglin, ce sont les capitalistes qui choisissent la technologie et en l’occurrence ils en choisissent une qui leur permet de mieux contrôler les travailleurs. 

Un autre débat a porté sur la question de savoir qui contrôle les entreprises et donc de savoir quels sont les objectifs que celles-ci poursuivent. Pour les néoclassiques, les entreprises cherchent à maximiser leurs profits. Lorsqu’ils cessent de considérer les entreprises comme une boîte noire, ils les voient comme répondant aux intérêts de leurs propriétaires, si bien qu'ils rejoignent finalement les marxistes [Baran et Sweezy, 1966]. Cette idée est contestée par les institutionnalistes (Berle, Means, Galbraith...). A leurs yeux, le contrôle de l’entreprise est exercé par un large groupe de personnes occupant diverses fonctions en son sein, en premier lieu les dirigeants (managers) ; c’est notamment l’idée de « technostructure » de John Kenneth Galbraith (1967). L’entreprise ne cherche alors pas nécessairement à maximiser le profit : elle peut par exemple chercher à maximiser son chiffre d’affaires… ou bien chercher à ne rien maximiser, dans la mesure où elle fait preuve de rationalité limitée [Simon, 1962 ; Cyert et March, 1963]. »

Un autre débat a porté sur la souveraineté du consommateur. Les néoclassiques estiment que « dans une économie de marché concurrentielle, le pouvoir d’allocation des ressources est exercé unilatéralement, explicitement et impersonnellement par les consommateurs sur les producteurs ». Cette idée a été partagée aussi bien par l’école autrichienne (von Mises, Hayek) que par les socialistes de marché (Lange, Lerner). Elle a en revanche été contestée par les institutionnalistes (Veblen, Galbraith avec son concept de « filière inversée »), les marxistes et les radicaux (Dobb, Gintis, Baran et Sweezy…) et même des néoclassiques qui se sont particulièrement intéressés à la concurrence imparfaite (Chamberlin). A leurs yeux, les préférences des consommateurs sont notamment influencées, aiguillonnées par les entreprises, en particulier les plus grosses, par exemple à travers la publicité. 

A partir des années 1970, les frontières entre les trois grands paradigmes se sont déplacées et ont perdu de leur netteté. Les trois débats évoqués ci-dessus ont notamment contribué à modifier leur conception du pouvoir. Le paradigme néoclassique a renouvelé sa théorie de l’entreprise et enrichi sa théorie du pouvoir de marché. Selon Chirat et Lojkine, l’incapacité de la théorie walrasienne à capturer d’importantes formes de pouvoir économique a contribué à la reconstruction de la théorie néoclassique sur la base de la théorie des jeux.

 

Références

BARAN, Paul A., Paul M. & SWEEZY (1966), Monopoly Capital, Monthly Review Press. Traduction française, Le Capital monopoliste, un essai sur la société industrielle américaine.

BERLE, Adolf A. (1954), The 20th Century Capitalist Revolution, Harcourt, Brace. 

BERLE, Adolf A. & Gardiner C. MEANS (1932), The Modern Corporation and Private Property, Transaction Publishers.

CHAMBERLIN, Edward H. (1933), The Theory of Monopolistic Competition, Harvard University Press.

CHIRAT, Alexandre, & Ulysse LOJKINE (2024), « Three views on economic power », EconomiX, document de travail, n° 2024-31.

CYERT, Richard M., & James G. MARCH (1963), A Behavioral Theory of the Firm, Prentice Hall.

DOBB, Maurice (1933), « Economic theory and the problems of a socialist economy », in The Economic Journal, vol. 43, n° 172.

DOBB, Maurice (1935), « Economic theory and socialist economy: A reply », in The Review of Economic Studies, vol. 2, n° 2.

GALBRAITH, John Kenneth (1967), The New Industrial State, Houghton Mifflin. Traduction française, Le Nouvel Etat industriel

KURZ, Heinz D. (2018), « Power–the bête noire in much of modern economics », Artha Vijnana, vol. 60, n° 4.

MARGLIN, Stephen A. (1974), « What do bosses do? », in Review of Radical Political Economy, vol. 6.

MEANS, Gardiner C. (1962), The Corporate Revolution in America, Crowell-Collier Press.

OZANNE, Adam (2016), Power and Neoclassical Economics: A return to political economy in the teaching of economics.

PALERMO, Giulio (2014), « The economic debate on power: a Marxist critique », in Journal of Economic Methodology, vol. 21, n° 2.

PENZ, G. Peter (1987), Consumer Sovereignty and Human Interests, Cambridge University Press.

ROBINSON, Joan (1933), The Economies of Imperfect Competition

SIMON, Herbert A. (1962), « New developments in the theory of the firm », in The American Economic Review, vol. 52, n° 2.

VEBLEN, Thorstein B. (1923), Absentee Ownership and Business Enterprise in Recent Times: The Case of America, B.W. Huebsch.

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