L’accumulation de capital humain est considérée comme un élément crucial pour la croissance de la productivité, en particulier lorsque l'économie se situe aux abords de la frontière technologique. Par conséquent, le développement économique d’une ville ou d’un territoire tient en sa capacité à drainer de la main-d’œuvre qualifiée. Et effectivement, les plus grandes villes abritent une population plus éduquée et plus productive que le reste du territoire. Les données empiriques révèlent en outre que les inégalités salariales sont positivement corrélées à la taille des villes : plus la population d’une ville est importante, plus les primes de qualification (skill premia), c’est-à-dire le surcroît salarial obtenu par les plus qualifiés, sont importantes.
Donald R. Davis et Jonathan I. Dingel (2012) proposent ainsi un modèle liant les primes de qualification à la taille de villes. Le but de leur article est de comprendre les choix spatiaux des travailleurs qualifiés et non qualifiés, mais également les conséquences de ces choix. En effet, non seulement les travailleurs qualifiés migrent plus fréquemment que les travailleurs non qualifiés, mais lorsqu’ils changent effectivement de résidence, ils migrent également plus loin que ces derniers. L’équilibre spatial se révèle de toute importance pour décrire les dynamiques spatiales de long terme. Les travaux en nouvelle économie géographique qui se développent dans le sillage de l’article séminal de Krugman (1991) postulent l’immobilité des travailleurs non qualifiés. Dans les modèles spatiaux de long terme au contraire, les différences dans les mobilités spatiales doivent être un résultat et non une hypothèse. Pour obtenir cette mobilité différentielle, Davis et Dingel vont considérer le transfert de connaissances comme principale force d’agglomération, mais ce transfert ne se réalise pas sans coûts.
Leur modèle incorpore des échanges endogènes d’idées dans un système de villes. Il développe sous divers aspects les réflexions de Lucas (1988) sur le capital humain. Tout d’abord, les connaissances acquises à travers les interactions ne sont pas gratuites. Les agents prennent notamment en compte leur coût d’opportunité, correspondant au temps non dévoué aux activités productives, pour optimiser leur allocation temporelle. Ensuite, une partie du savoir étant tacite ou codifié, il ne peut être transmis qu’à travers le face-à-face. Les villes apparaissent alors comme le lieu privilégié pour de telles transmissions. De plus, le travail est distribué d’une manière continûment hétérogène. Puisque ce qu’un individu peut transmettre aux autres apprenants et ce qu’il peut lui-même apprendre varie en fonction de ces individus, la sélection spatiale des apprenants en différentes villes dotées d’opportunités d’appréhension distinctes apparaît naturelle. Enfin, ce qu’apprend un individu dépend de la capacité d’appréhension des autres membres de sa communauté. Les échanges de savoirs sont formés par les choix de localisation, dans la mesure où les opportunités d’appréhension sont hétérogènes et dépendent des décisions individuelles d’allocation temporelle en chaque lieu. Pour rendre compte de l’hétérogénéité du travail, les auteurs considèrent un continuum de niveaux de qualifications, permettant ainsi de représenter que même la main-d’œuvre très qualifiée est hétérogène.
Le processus de transfert de savoirs et compétences s’opère localement, dans un environnement parfaitement concurrentiel. Les coûts d’échanges sont nuls ou infinis. Les producteurs interagissent en ville afin d’acquérir des idées leur permettant d’accroître la productivité. Seuls deux biens sont produits dans le modèle canonique, en l’occurrence un bien échangeable et un bien non échangeable. Les biens non échangeables sont produits dans chaque ville par les travailleurs les moins qualifiés. Les travailleurs présents dans le secteur du bien échangeable allouent leur temps entre la production directe du bien et l’échange d’idées avec autrui en vue d’accroître leur productivité.
Les producteurs très qualifiés de bien échangeable vont alors tendre à habiter dans les plus grandes villes pour bénéficier de leur environnement favorable au transfert de connaissances, ce qui leur permet d’accroître leur productivité et donc leur salaire. Des forces de dispersion vont toutefois très rapidement s’exercer en parallèle. En effet, l’accroissement de la densité urbaine entraîne des phénomènes de congestion (saturation des réseaux de transport, etc.) et accroissent les prix de l’immobilier et des services non échangeables. Si les producteurs de bien non échangeable ne participent pas aux transferts de connaissances et n’obtiennent pas de prime de qualification, leurs salaires tendent tout de même à augmenter avec la taille de la ville pour compenser la hausse des prix. Au final, à l’équilibre, les individus les plus qualifiés vont habiter les plus grandes villes et allouer plus de temps à l’équilibre aux transferts de connaissances. Les primes de qualification augmentent avec la taille de la ville. Avec le jeu des forces d’agglomération et de dispersion, les plus larges villes seront les plus productives et les plus coûteuses.
Le modèle produit certains faits stylisés mis en évidence par les études empiriques. Tout d’abord, les villes sont fortement hétérogènes en termes de taille. Ensuite, les différences dans la taille des villes s’accompagnent de différences dans les salaires, prix immobiliers et productivités. De plus, une part significative des différences spatiales de salaires est attribuable à l’autosélection spatiale des travailleurs selon leur qualification. Cette autosélection reste toutefois incomplète, les villes étant habitées par des individus de diverses compétences. Enfin, les individus sont fortement mobiles au sein des économies avancées et répondent aux opportunités d’arbitrage spatial.
Références Martin ANOTA