Depuis l’éclatement de la crise mondiale en 2008, les banques centrales utilisent activement deux types de politiques monétaires qualifiées de « non conventionnelles ». D’un côté, l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) désigne l’accroissance de la taille du bilan de la banque centrale à travers le gonflement de son passif monétaire. D’un autre côté, l’assouplissement qualitatif (qualitative easing) désigne un changement dans la composition des actifs de la banque centrale qui se traduit par une moindre détention en actifs sûrs et liquides, la taille du bilan restant inchangée. En l’occurrence, les autorités monétaire allègent les conditions d'accès aux opérations d'open-market, achètent les actifs risqués détenus par les agents privés et les remplace par de la dette gouvernementale dont le rendement est garanti par le contribuable. Les politiques économiques de ce type ont été récemment adoptées par des banques centrales et adossées sur les garanties implicites apportées par le Trésor public. En assouplissant de la sorte les opérations de refinancement des banques, les autorités monétaires espèrent faciliter le financement de l'économie et stabiliser les marchés financiers. Puisque c’est la banque centrale qui procède à l’assouplissement qualitatif, ce dernier est souvent perçu comme une politique monétaire. En fait, cette politique économique doit plutôt être considérée comme une politique budgétaire ou para-budgétaire dans la mesure où elle se traduit par une accumulation de risques dans le bilan souverain et que c’est le contribuable qui supporte en définitive ces risques.
Ce classement erroné de l’assouplissement qualitatif parmi les politiques monétaires a été la source de nombreuses confusions à son propos, amenant plusieurs économistes à ne pas saisir les mécanismes par lesquels il opère et finalement à douter de son efficacité. L’affirmation selon laquelle l’assouplissement qualitatif est inefficace repose sur l’hypothèse qu’il n’a aucun effet sur la répartition des ressources soit entre emprunteurs et prêteurs sur les marchés financiers, soit entre les participants actuels au marché et ceux encore à naître. Dans un modèle traditionnel d’équilibre général où les anticipations sont rationnelles (dans le sens néoclassique du terme) et les agents sont en mesure de négocier les titres sur des marchés complets et dénués de frictions, les swaps d’actifs auxquels procède la banque centrale sont sans effets car la complétude des marchés financiers permet aux agents de transférer efficacement le risque vers ceux qui sont les plus aptes à le supporter. Le gouvernement ne peut pas éliminer le risque, mais simplement le transférer du bilan privé au bilan public. Puisque le bilan public est en définitive supporté par les passifs d’impôt du secteur privé, le risque ne disparaît pas. Comme les agents rationnels reconnaissent ce tour de passe-passe, ils vont réajuster leurs positions financières pour neutraliser les effets de l’intervention des autorités monétaires et la recomposition du bilan de la banque centrale n’aura finalement aucune influence sur les prix des titres.
L'inefficacité des opérations d'assouplissement qualitatif reste encore à démontrer. D’une part, James Tobin a très tôt fourni des arguments théoriques soutenant que l’assouplissement qualitatif peut se révéler efficace. Selon sa théorie de l’équilibre de portefeuille (portfolio-balance theory), de la même manière que les demandes de marchandises dépendent des prix relatifs des biens, les agents privés expriment des demandes d’actifs qui sont fonctions des prix relatifs d’actifs. Dans son fameux discours à Jackson Hole, Michael Woodford (2012) estime que les achats d’actifs par la banque centrale ne sont efficaces que dans la seule mesure ils sont capables d’altérer les anticipations des agents économiques en ce qui concerne l'évolution future de la politique monétaire. L’assouplissement qualitatif apparaît aux yeux de Woodford comme une manière de signaler aux agents privés que la Fed a l’intention d’agir différemment une fois que l’économie sera sortie de la trappe à liquidité. En revanche, mis à part cet impact de l'assouplissement qualitatif sur les anticipations, Woodford dénie l'existence de mécanismes tels que ceux mis en avant par la théorie de l’équilibre de portefeuille. D’autre part, une littérature empirique encore balbutiante montre que l’assouplissement qualitatif influence effectivement les prix d’actifs. Cela serait notamment le cas des achats réalisés par la Fed qui influencèrent directement le prix d’un large éventail d’actifs. Les effets des opérations d’open market sur les titres risqués seraient cohérents avec la conception de l’équilibre de portefeuille.
Selon Roger E.A. Farmer (2012), l’assouplissement qualitatif est à même de stabiliser l’activité économique et une telle politique économique peut accroître le bien-être collectif. Cette forme non conventionnelle de politique économique est efficace précisément parce qu’elle modifie la répartition des ressources. Pour démontrer cela, l’auteur construit un modèle d’équilibre général où les anticipations sont rationnelles et les marchés financiers complets. Toutefois, l’auteur fait en outre l’hypothèse que certains agents ne peuvent participer aux marchés, tout simplement parce qu’ils ne sont pas encore nés.
L’auteur s’appuie sur la distinction entre incertitude intrinsèque et incertitude extrinsèque. Tandis que l’incertitude intrinsèque est une variable aléatoire de nature objective qui influence les fondamentaux de l’économique, que ce soit les préférences, les technologies ou les dotations, l’incertitude extrinsèque est au contraire de nature subjective. Cette dernière est souvent désignée par le terme de « tâches solaires » (sunspots) dans les récents modèles d’instabilité financière. La thèse en faveur d’une intervention gouvernementale pour stabiliser les prix d’actifs est basée sur l’idée que les tâches solaires importent. Un modèle d’équilibre général qui montre une telle propriété doit respecter quatre caractéristiques. Tout d’abord, il doit y avoir au moins deux périodes, l’une au cours de laquelle les actifs financiers sont échangés et l’autre au cours de laquelle l’incertitude disparaît. Ensuite, il doit y avoir deux types de participants au marché, car l’objectif de la modélisation est bien de montrer comment les tâches solaires peuvent perturber le partage optimal du risque entre les agents. De plus, il doit au moins y avoir deux biens, car les tâches solaires agissent en perturbant les signaux relatifs des biens. Enfin, au moins un type d’agents doit se révéler incapable de participer aux marchés financiers. C’est en raison de cette caractéristique que des marchés complets peuvent s’avérer inefficaces pour coordonner l’activité économique.
Farmer démontre au terme de sa modélisation que l’emploi, la consommation et le salaire réel sont fonctions de l’encours de dette privée. L’existence de marchés d’assurance complets est insuffisante pour prévenir l’existence d’équilibres où l’emploi, la consommation et le salaire réel diffèrent d’un état de nature à l’autre. Un swap d’actifs est alors à même de modifier le prix relatif de la dette et des actions. Quand toute l’incertitude est extrinsèque, la politique optimale est pour la banque centrale de stabiliser le marché boursier de manière à ce que le rendement des actions soit égal, dans chaque état de nature, au rendement d’une obligation publique. Une banque centrale qui prend le risque dans son bilan, en finançant cette opération par l’émission de dette, accroît en outre le bien-être collectif. Enfin, cette politique de stabilisation de la valeur du marché boursier peut s’autofinancer et s’avérer en définitive sans coûts pour le contribuable, quel que soit l’état de nature.
Références Martin ANOTA