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11 novembre 2014 2 11 /11 /novembre /2014 21:43

La littérature économique tend à considérer que le progrès technique améliore le bien-être collectif en accroissant les possibilités de production. Il y a pourtant des « gagnants » et des « perdants » au cours du processus. En effet, les innovations tendent à réduire la demande en main-d’œuvre peu qualifiée, tout en accroissant éventuellement la demande en main-d’œuvre qualifiée. Comme les salaires des travailleurs peu qualifiés sont poussés à la baisse, tandis que les salaires des travailleurs qualifiés sont poussés à la hausse, les inégalités de revenu sont alors susceptibles de se creuser. Puisque le progrès technique est biaisé en défaveur des travailleurs peu qualifiés, ces derniers sont surexposés au chômage. C’est précisément pour cette raison que beaucoup ont cherché au cours de l'Histoire à résister à la diffusion des nouvelles technologies, notamment les fameux luddites dans le secteur anglais du textile au début du dix-neuvième siècle. 

Pour Joseph Stiglitz (2014), l’innovation requiert une restructuration, mais les marchés échouent souvent à l’opérer. Et l'Histoire le démontre à nouveau. Dans les années vingt, les gains de productivité furent si importants dans le secteur agricole que les revenus des agriculteurs chutèrent. L’excédent en main-d’œuvre agricole ne put toutefois se déverser facilement dans d’autres secteurs. Il existe en effet des coûts associés à la mobilité du travail, notamment en termes de formation. Avec la baisse des salaires et des prix d'actifs ruraux, beaucoup d’agriculteurs n’avaient pas les moyens de s’installer en ville ou d’acquérir de nouvelles compétences. Ils réduisirent leurs dépenses, ce qui contribua peut-être à aggraver la Grande Dépression. Aujourd’hui, il se pourrait que les gains de productivité dans le secteur manufacturier aient généré une pression à la baisse sur les salaires et entraîné une hausse du chômage en son sein, contribuant par là au récent ralentissement de l’activité économique.

Dès lors qu’il existe des imperfections de marché, notamment une imperfection dans l’information, il existe un décalage entre les rendements privés et les rendements sociaux ; or, comme l’ont montré Bruce Greenwald et Joseph Stiglitz (1986), les marchés sont précisément imparfaits. Chaque entreprise ne prend en compte les externalités qu’elle génère en prenant des décisions relativement à l’innovation. Chacune considère les salaires et le chômage comme donnés, mais au niveau agrégé les décisions prises par l'ensemble des entreprises vont affecter ces variables. Or, pour Stiglitz, le processus d’innovation pousse les inégalités et le chômage au-delà de leurs niveaux socialement optimaux. 

Dans les modèles néoclassiques les plus rustres qui considèrent les marchés comme parfaits, les offres de facteurs de production déterminent directement la répartition du revenu, mais celle-ci n’affecte aucunement le taux de croissance à long terme. C’est le cas du modèle de Robert Solow (1956), qui suppose également que l’économie est au plein emploi. Le chômage ne peut en effet apparaître dans ce type de modélisation que s’il existe des rigidités empêchant les salaires d’atteindre leur niveau d’équilibre. Ces rigidités s’expliquent soit par l’intervention excessive de l’Etat (par exemple à travers l’instauration d’un salaire minimum), soit par l'insuffisance de son intervention (il devrait par exemple mettre un terme aux syndicats).

Pour Stiglitz, la répartition des revenus joue un rôle important, ne serait-ce que parce qu’elle détermine la dynamique de l’innovation. Les rigidités des salaires sont une conséquence des défaillances de marché et non de l’action publique. Etant donnée la nature imparfaite et asymétrique de l’information, les entreprises sont amenées à verser des salaires supérieurs au salaire d’équilibre pour attirer les meilleurs candidats à l’embauche et inciter ses salariés à l’effort : c’est la théorie des salaires d’efficience à laquelle Stiglitz a lui-même contribué [Shapiro et Stiglitz, 1984]. Mais ces hauts salaires incitent alors les entreprises à réduire leur demande de travail en innovant, ce qui conduit à une hausse permanente du chômage. Le marché est inefficace, que ce soit en termes de chômage ou en ce qui concerne la dynamique de l’innovation. En outre, si l’élasticité de substitution est faible, alors atteindre le plein emploi pourrait requérir une forte réduction des salaires, au point que le plein emploi soit en définitive impossible à atteindre. 

Les modèles de salaire d’efficience peuvent ainsi montrer comment les défaillances de marché et le processus d’innovation sont susceptibles d’accroître les inégalités et le chômage. De telles dynamiques peuvent également apparaître lorsque l’on prend en compte le rôle de la « rareté du travail » (labor scarcity), un concept développé en histoire économique par Salter (1962) et Habbakuk (1962). Stiglitz l’interprète ainsi : si un travailleur quitte l'entreprisse, il peut falloir du temps et des ressources pour recruter un travailleur susceptible de le remplacer. Le progrès technique, en économisant le travail, réduit non seulement les coûts du travail directs, mais aussi ces coûts indirects associés à la rotation du personnel. Or, dans une économie où la recherche d’information est coûteuse, l’adoption d’innovations économes en main-d’œuvre génère des externalités sur les autres participants de marché, notamment sur les chômeurs qui doivent désormais chercher plus longtemps avant de trouver un emploi.

 

Références

ACEMOGLU, Daron (2010), « When does labor scarcity encourage innovation? », in Journal of Political Economy, vol. 118, n° 6.

GREENWALD, Bruce, & Joseph E. STIGLITZ (1986), « Externalities in economies with imperfect information and incomplete markets », in Quarterly Journal of Economics, vol. 101, n° 2.

HABAKKUK, H.J. (1962), American and British Technology in the Nineteenth Century.

SALTER, W.E.G. (1962), Productivity and Technical Change.

SHAPIRO, Carl, & Joseph E. STIGLITZ (1984), « Equilibrium unemployment as a worker discipline device », in American Economic Review, vol. 74, n° 3.

SOLOW, Robert M. (1956), « A contribution to the theory of economic growth », in Quarterly Journal of Economics, vol. 70, n° 1.

STIGLITZ, Joseph E. (2014), « Unemployment and innovation », National Bureau of Economic Research, working paper, n° 20670, novembre.

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