Laurent DAVEZIES
Editions du Seuil, 2012 |
L'économiste Laurent Davezies rejette l’idée d’une « fracture territoriale » selon laquelle les territoires les moins productifs auraient été pénalisés lors de ces dernières décennies : ils ont au contraire enregistré les meilleures progressions au niveau des revenus, de l’emploi et de la démographie en profitant de transferts massifs depuis les territoires les plus productifs. L’équilibre territorial, quoiqu’imparfait, s’est révélé dommageable pour les performances macroéconomiques du pays. Aujourd’hui, la Grande Récession et la crise des dettes souveraines rendent impossible une poursuite de cette « circulation invisible des richesses » et rendent inéluctable un du paysage géographique de l’économie française. L’auteur se propose alors de rendre compte de ces dynamiques spatiales en ne se penchant que sur la seule France métropolitaine.
Davezies observe dans un premier chapitre les répercussions de la Grande Récession sur l’économie française en se focalisant sur la période s’étalant entre 2008 et 2008, soit la phase aiguë de la crise. Certes, celle-ci a été plus sévère que lors des ralentissements de l’activité observés en 1974, en 1982 et en 1992. Toutefois, la France a été relativement épargnée par la crise par rapport aux autres grands pays industriels. Même si les créations d’emplois publics ont joué un moindre rôle d’amortisseur que par le passé, l’emploi a mieux résisté grâce aux emplois non salariés : après un déclin séculaire, le stock d’emplois non salariés vulnérables est tout simplement épuisé. Les emplois se sont pour l’essentiel détruits dans les secteurs industriels, c’est-à-dire ceux qui étaient déjà en difficulté avant la crise. La crise n’a pas accéléré les destructions d’emplois, qui sont associées à un problème structurel ; elle a en revanche interrompu les créations d’emplois en freinant la dynamique des secteurs pérennes. Ces derniers réagissent peut-être fortement au cycle conjoncturel, mais ils justement à même de fortement rebondir avec la reprise de la croissance. En revanche, les pertes en emplois des industries traditionnelles seront irréversibles.
Si au niveau agrégé, les répercussions de la crise sur l’emploi ont été amorties, le choc s’est en revanche avéré asymétrique d’un point de vue territorial. La crise a principalement touché le nord-est du pays et la diagonale du vide, tandis que le sud et l’ouest ont été relativement épargnés. Il existe également de profondes disparités spatiales dans les pertes d’emplois privées, puisque celles-ci ont davantage affecté les territoires qui concentrent les secteurs en déclin, tout en n’abritant que très peu de secteurs dynamiques, et qui s’avéraient ainsi fragiles avant même l’éclatement de la crise. Ces zones d’emplois en difficulté se situent pratiquement toutes au nord-est d’une ligne reliant le Calvados et la Loire. La géographie de la crise est donc fondamentalement déterminée par des facteurs structurels. En outre, ces dernières décennies, les restructurations du système productif se sont révélées destructrices d’emplois masculins et créatrices d’emplois féminins. La crise a également accéléré cette substitution structurelle en détruisant essentiellement les emplois privés des hommes. Le fossé entre les catégories monoactives présentes en bas de la hiérarchie sociale et la classe moyenne dotée de deux emplois s'en trouve accentué. La hausse résultante des inégalités est alors susceptible d’accroître les tensions raciales et la montrée des populismes. Daviez note a ce propos la quasi similarité entre la géographie des territoires en difficulté et la géographie du vote FN.
Entre 2008 et 2009, le revenu disponible brut s’est accru dans l’ensemble des régions via des mécanismes privés et public, ce qui a permis à la consommation des Français de résister malgré le stockage net d’épargne. Le maintien des rémunérations des salariés, alors même que la valeur ajoutée des entreprises diminuait, a joué un rôle d’amortisseur. L’accroissement des prestations sociales et la progression des salaires publics ont également joué. Ces mécanismes n’ont toutefois pu empêcher une rapide remontée du chômage. Les plus fortes progressions du chômage ont eu lieu dans les anciennes régions industrielles de l’est et dans les nouvelles régions industrielle de l’ouest, c’est-à-dire dans les territoires les plus industriels et les moins résidentiels où la consommation s’avère par conséquent peu dynamique.
L’auteur observe dans un deuxième chapitre la dimension territoriale de la crise des dettes souveraines qui s’est amorcée en 2011. Alors que les disparités de PIB régionaux se sont accrues ces trois dernières décennies, les inégalités de revenu par tête ont diminué entre les régions. Cette évolution tient en l’existence de budgets publics et sociaux qui ont permis des transferts massifs de revenu d’un territoire à l’autre. Il s’agit essentiellement d’un transfert depuis l’Ile-de-France vers le reste du pays pour un montant s’élevant à 10 % du PIB. Ces mécanismes de redistribution apparaissent comme le principal instrument au service de la cohésion territoriale : ils font nation. La redistribution interterritoriale a permis aux régions les moins compétitives de soutenir leur faible croissance et de contenir ainsi les inégalités territoriales que les écarts de compétitivité auraient dû creuser entre les régions. Il apparaît alors difficile de concilier la baisse des inégalités territoriales avec une logique d’autonomie des territoires.
Ainsi, les prélèvements publics et dépenses sociales ont des effets contrastés sur les territoires ; réciproquement, les effets d’une éventuelle modification de la structure ou du volume du budget auraient eux-mêmes un impact territorial différencié. Or, la France va devoir réduire son déficit et sa dette. Ce qui s’est avéré être le principal mécanisme de réduction des inégalités territoriales ces dernières décennies ne pourra plus l’être dans les prochaines. La province serait perdante si les dépenses publiques étaient fortement réduites ; l’Ile-de-France serait par contre la plus grande période dans le cas d’une forte augmentation des prélèvements. L’auteur note également l’existence d’un « double bind territorial » : durant la Grande Récession, « l’amortissement par les emplois publics a davantage bénéficié aux régions les moins affectées et les plus dynamiques, mais une diminution des emplois publics, si elle se produisait, affecterait au contraire celles qui sont le plus en déclin. » Or, les emplois publics ne pourront pas non plus à l’avenir atténuer aussi efficacement qu’auparavant l’impact de la crise de compétitivité que subissent de nombreux territoires français. Au final, un nouveau régime de dualisation des territoires se met aujourd’hui en place, au détriment des territoires « protégés » d’hier.
Puisque la croissance ne peut plus reposer sur « la consommation solvabilisée par la dette », l’économie française doit alors nécessairement trouver d’autres moteurs de croissance. Il est essentiel d’améliorer la rentabilité du système productif et pour cela stimuler les gains de productivité. Cette réorientation de la croissance française va, d’une part, se traduire par une reconfiguration spatiale de l’économie et, d’autre part, remettre en question les engagements sociétaux portés par les administrations publiques. Dans un troisième chapitre, Davezies observe donc la nouvelle carte de France qui va émerger de la crise de la dette. Pour cela, il fait appel aux enseignements de la nouvelle économie géographique. Selon ce corpus théorique, avec la baisse des coûts de transport, les coûts de transaction deviennent le principal facteur de localisation pour les entreprises, or la concentration spatiale des facteurs de production permet de réduire ces coûts en stimulant les externalités d’agglomération : l’appariement entre l’offre et la demande gagne en efficacité, les firmes exploitent les économies d’échelle et le transfert d’idées s’en trouve accéléré. La métropole apparaît alors comme essentielle dans la mobilisation des gains d’efficacité. En gagnant en densité et en fluidité, elle stimule la croissance nationale, mais elle ne peut se développer qu’au détriment des territoires périphériques. Les modèles de la nouvelle économie géographique suggèrent ainsi une contradiction fondamentale entre croissance économique et cohésion territoriale : la poursuite de la première ne peut s’accompagner que d’un accroissement des inégalités territoriales.
Ce processus n’a pas été à l’œuvre en France. Les métropoles françaises génèrent de la croissance économique, sans pour autant connaître de développement (en termes de population, d’emploi ou de revenu). En revanche, le reste du territoire, privé de croissance, se développe. Le processus de métropolisation et l’accroissement des inégalités territoriales qui lui est associée ont été puissamment contrariés ces dernières décennies par l’action des pouvoirs publics. Puisque les budgets publics et sociaux ne peuvent plus jouer leur rôle de mécanisme d’ajustement face aux chocs asymétriques et assurer l’équilibre territorial, les territoires les mieux dotés en facteurs de production devraient prochainement connaître un regain de développement, tandis que les autres déclineront. Les territoires marchands dynamiques, qui étaient jusqu’alors les « mal aimés de l’aménagement du territoire à la française », seront la base territoriale d’une croissance fondée sur les secteurs productifs modernes : en leur cœur, les grandes métropoles (Paris, Lille, Toulouse, Nantes, Rennes et Grenoble) pourront enfin exploiter tout leur potentiel et se développer à un rythme soutenu. Si les territoires non marchands dynamiques souffriraient fortement d’une baisse des dépenses publiques, ils disposent de larges marges de développement à travers leurs atouts résidentiels et leur potentiel productif jusqu’ici négligé. Par contre, les zones en difficulté seront les plus pénalisées.
Les autorités publiques doivent alors décider soit de freiner cette tendance au nom de l’égalité, soit de la catalyser au nom de la croissance. L’auteur tend à privilégier la seconde option (une idée à laquelle le gouvernement actuel semble s'être également rangé, même s'il n'avoue pas l'abandon de l'équilibre territorial). Les politiques de réindustrialisation se sont en effet montrées d’une efficacité limitée ces trois dernières décennies. Par conséquent, « demain, le redressement productif sera fondé sur certains territoires pas sur d’autres ». La migration apparaît alors nécessaire non seulement pour que la métropolisation s’opère, mais aussi pour prendre désormais le relais comme mécanisme d’ajustement en cas de chocs asymétriques. Or, les migrations résidentielles sont contrariées. En effet, si les travailleurs les plus qualifiés et dotés des emplois les plus stables sont les plus mobiles, les plus exposés aux destructions d’emplois, en particulier les ouvriers, sont par contre « piégés dans les territoires ». De plus, au lieu de migrer vers les territoires dynamiques, les migrants quittent les zones sinistrées pour les territoires proches et à peine moins pénalisés. Il apparaît nécessaire de lever les obstacles à la mobilité résidentielle et d’expérimenter de nouvelles formes décentralisées de solidarité. On peut alors regretter que Davezies reste particulièrement vague concernant ces derniers.