La crise financière débuta aux Etats-Unis en 2007 avec les turbulences sur le marché du crédit hypothécaire. Elle prit une dimension mondiale suite à l’effondrement de la banque Lehman Brothers en septembre 2008, provoquant un fort déclin de la production et une forte hausse du chômage dans l’ensemble des pays avancés (cf. graphiques 1 et 2). La violence de la crise fin 2008 a surpris les autorités politiques, mais celles-ci ont toutefois fortement assoupli leurs politiques conjoncturelles, ce qui permit aux pays avancés de connaître une reprise de leur activité dès 2009 et d’éviter une répétition de la Grande Dépression. La reprise s’est depuis lors poursuivie aux Etats-Unis, mais elle s’est interrompue en zone euro. Cette dernière a en en effet basculé dans une nouvelle récession en 2011. Le taux de chômage a dépassé 12 % dans la zone euro, un niveau qu’elle n’avait jusqu’alors jamais atteint depuis sa création.
GRAPHIQUE 1 Taux de chômage aux Etats-Unis et en zone euro (en %)
Si la récession de 2009 fut déclenchée par un choc économique amorcé aux Etats-Unis, la récession de 2011 est le résultat des seules décisions politiques prises par les gouvernements de la zone euro. C’est sur cette mauvaise gestion de crise que revient Athanasios Orphanides (2014), un ancien gouverneur de la banque centrale de Chyptre. Selon lui, si les responsables politiques avaient cherché à gérer efficacement la crise, ils auraient cherché à réduire les coûts économiques globaux de la crise pour la zone euro dans son ensemble, puis à répartir équitablement ces coûts. Au contraire, les gouvernements ont défendu leurs propres intérêts de manière non coopérative : chaque gouvernement a cherché à réduire les coûts supportés par son économie et à reporter les coûts sur les autres Etats-membres. Cela s’est malheureusement traduit par un accroissement des coûts pour l’ensemble de la zone euro. L’amorce de la crise était pourtant facilement gérable pour la zone euro dans son ensemble : il s’agissait des difficultés budgétaires rencontrées par le gouvernement grec, un problème qui représentait moins d’un pourcent du PIB de la zone euro. Les décisions politiques ont toutefois transformé cette impulsion initiale en véritable crise existentielle pour la zone euro.
GRAPHIQUE 2 PIB par tête aux Etats-Unis et en zone euro (en indices, base 100 quatrième trimestre 2014)
Si l’union monétaire avait été efficace, elle aurait absorbé les chocs touchant un sous-ensemble de pays-membres. En fait, elle a eu tendance à amplifier les différences entre les pays-membres en faisant émerger un « cœur » et une « périphérie ». C’est tout d’abord la Grèce qui connut des difficultés budgétaires au début de l’année 2010 et qui demanda assistance, puis l’Irlande à l’automne de la même année, suivie par le Portugal en 2011, puis par l’Espagne en 2012 et Chypre en 2013. Orphanides fait clairement apparaître la divergence en comparant les performances macroéconomiques des pays qui ont reçu un programme d’aide et celle de l’Allemagne. Le taux de chômage a fortement augmenté dans les pays périphériques, atteignant en Grèce et en Espagne plus de 25 % pour l’ensemble de la population active et plus de 50 % pour les jeunes actifs (cf. graphique 3). Le taux de chômage allemand a à peine augmenté lors de la Grande Récession et a eu tendance à refluer par la suite, ce qui suggère selon Orphanides que la gestion de la crise s’est faite délibérément au bénéfice de l’Allemagne et au détriment des pays-membres en difficulté.
GRAPHIQUE 3 Taux de chômage dans les pays-membres de la zone euro (en %)
Orphanides se penche tout particulièrement sur deux « gaffes » des responsables politiques pour démontrer la mauvaise gestion de la crise de la zone euro. La première gaffe est la décision qui a été prise à Deauville lors d’une rencontre entre Nicolas Sarkozy et Angela Merkel et qui amena finalement à introduire un risque de crédit dans ce qui était jusqu’alors considéré comme une dette publique sûre. L’idée était que, si un Etat-membre faisait face à des difficultés budgétaires, les pertes seraient imposées aux créanciers privés de sa dette publique, avant même que les gouvernements des autres pays-membres s’accordent à intervenir pour offrir une quelconque assistance. Dès lors, la dette publique des pays-membres ne pouvait plus être considérée comme un actif sûr puisque la promesse implicite qu’elle serait remboursée était écartée. Le coût de financement s’éleva alors dans plusieurs pays-membres, tout d’abord l’Irlande, puis le Portugal.
Les responsables politiques disposaient pourtant de solutions techniques pour résoudre efficacement la crise. Le problème qui se posait alors était le cercle vicieux entre le risque bancaire et le risque souveraine : si l’Etat se déclare prêt à renflouer le système bancaire, alors la perspective de faillites bancaires amène les agents à anticiper une hausse de l’endettement public ; parallèlement, s’il devient moins certain que l’Etat rembourse sa dette sans difficultés, alors les banques domestiques qui détiennent des titres publics risquent de faire faillite. L’intégration européenne avait entraîné une libéralisation de l’activité bancaire et un retrait des barrières aux activités bancaires internationales, sans qu’une union bancaire soit mise en place. Cette dernière aurait reposé sur un système de régulation et de supervision bancaires, un mécanisme commun de garantie de dépôt et un mécanisme commun de résolution qui soient communs à l’ensemble des pays-membres. Aucune véritable union bancaire n’a été à ce jour mise en place, notamment parce que le gouvernement allemand a bloqué les négociations. D’une part, avec le programme OMT, la BCE a su contenir les turbulences sur les marchés obligataires et réduire les primes de risque sur les titres publics, ce qui rendait moins pressant de mettre en place l’union bancaire. D’autre part, la création d’une union bancaire compromettait la réélection de Merkel à la chancellerie allemande en septembre 2013.
La seconde erreur sur laquelle se penche l’auteur est la décision qui a été prise le 16 mars 2013 à Bruxelles, lors de la crise chypriote, et qui amena finalement à introduire le risque de crédit dans ce qui était jusqu’alors considéré comme des dépôts sûrs. Le gouvernement chypriote faisait face à une crise budgétaire depuis mai 2011 lorsqu’il perdit l’accès aux marchés suite à deux années de hausses insoutenables des dépenses publiques. Chypre aurait dû demander assistance, mais le gouvernement repoussa toute demande d’aide par souci électoral. La mauvaise gestion de la crise chypriote en mars 2013 s’explique par contre par la réaction allemande. Angela Merkel avait obtenu le soutien du SPD, le principal parti de l’opposition lors des précédents programmes d’aide, ceux mis en place pour la Grèce, l’Irlande, le Portugal et l’Espagne. Cependant la population allemande acceptait de moins en moins l’idée d’aider les pays en difficulté, si bien que le coût politique que faisait face le gouvernement en participant à de tels programmes d’assistance augmentait au fur et à mesure qu’approchaient les élections de septembre. Le 16 mars, les gouvernements européens décidèrent d’accorder un plan de sauvetage à Chypre, mais en contrepartie duquel ils exigeaient une ponction des dépôts chypriotes afin d’en utiliser les recettes pour injecter du capital dans les banques chypriotes. La stratégie se révéla payante pour la chancelière allemande durant la campagne. Suite à l’annonce du 16 mars, le parti de l’opposition (le SPD) chercha même à en partager le « crédit ». Cette décision violait toutefois les principes fondamentaux de l’union européenne et les engagements pris par les gouvernements pour protéger les dépôts et soutenir, si bien qu’elle fut amendée le 25 mars. Même temporaire, elle suffit à faire basculer Chypre dans une dépression durable. Au final, l’ensemble des décisions politiques amenèrent à transférer environ la moitié du PIB chypriote en-dehors de l’île pour couvrir des pertes dans le reste du monde.
Pour Orphanides, soit ces erreurs régulières traduisent l’incompétence des décideurs publics, auquel cas le problème pourra être résolu avec leur remplacement, soit elles mettent en évidence un processus de prise de décision au niveau de la zone euro intrinsèquement défectueux, auquel cas le problème sera plus difficile à résoudre. L’auteur rappelle que les défauts de conception de la zone euro avaient été identifiés avant le lancement de la monnaie unique ; il n’y avait notamment aucun mécanisme pour gérer les problèmes de liquidité qu’un Etat-membre était susceptible de connaître. L’euro fut toutefois introduit, les décideurs « croyant ou espérant » que les gouvernements coopéreraient efficacement pour gérer une crise si celle-ci éclatait, ce qui s’est révélé ne pas être le cas.
Bref, pour Orphanides, la zone euro est entrée en crise parce qu’elle était institutionnellement incomplète. En l’absence d’un gouvernement fédéral, aucune institution ne peut véritablement défendre les intérêts de la zone euro dans son ensemble. En l’occurrence, les institutions européennes sont susceptibles d’être « capturées » par les gouvernements des Etats-membres, derniers profitant de la crise pour en tirer des gains politiques locaux, mais aggravant par là même la crise. Pour résoudre cette dernière, il faut alors approfondir l’intégration européenne, notamment en mettant en place l’union bancaire et un gouvernement fédéral. Malheureusement, Orphanides considère la solution comme une simple question technique, qu’il faudrait imposer au motif qu’elle est « économiquement optimale » et qu’elle n’exigerait par là même aucune consultation des populations européennes.
Référence