La littérature néoclassique conclut que le progrès technique joue un rôle important, non seulement dans la poursuite de la croissance à long terme en accroissant la productivité des facteurs, mais aussi en la rendant plus soutenable d’un point de vue environnemental, puisqu’il facilite la substitution du capital naturel par le capital physique et génère des substituts « propres » aux produits polluants.
Pourtant les innovations ne sont pas nécessairement propres. Les données empiriques suggèrent que le processus d’innovation peut se réorienter aux dépens des technologies sales et au profit des technologies sales en réponse aux variations des prix et aux décisions des autorités publiques. Par exemple, Richard Newell, Adam Jaffe et Robert Stavins (1999) montrent que suite aux hausses des prix du pétrole, l’innovation dans le secteur des climatiseurs se réoriente vers la production d’unités plus économes en énergie. En observant les entreprises américaines, David Popp (2002) constate que la hausse des prix de l’énergie sont associées à un accroissement significatif des innovations économes en énergie. John Hassler, Per Krusell et Conny Olovsson (2011) constatent une stimulation du progrès technique économe en énergie en réponse aux chocs pétroliers des années soixante-dix. Philippe Aghion, Antoin Dechezlepretre, David Hemous, Ralf Martin et John Van Reenen (2012) démontrent que les taxes carbone influencent fortement l’orientation du progrès technique dans le secteur automobile. En rappelant que l’innovation est un processus dépendant du sentier (path-dependent process), ils confirment également que l’innovation propre a une nature autoentretenue, dans le sens où elle se nourrit de ses succès passés. Daron Acemoglu, Philippe Aghion, Leonardo Bursztyn et David Hemous (2012) ont conclu de ces divers constats empiriques qu’une combinaison de subventions à la recherche et de taxes carbone est susceptible de réorienter le progrès technique au profit des technologies plus propres et ainsi de contribuer à rendre plus soutenable la croissance économique [1].
Daron Acemoglu, Ufuk Akcigit, Douglas Hanley et William Kerr (2014) ont développé un modèle de croissance endogène où les technologies propres et sales sont en concurrence dans la production et dans l’innovation, dans le sens où les ressources de la recherche peuvent être allouées pour développer soit des technologies sales, soit des technologies propres. Si les technologies sales sont initialement plus avancées que les innovations propres, la transition vers l’innovation propre s’en trouve compliquée. En effet, la recherche propre doit alors réaliser plusieurs avancées pour rattraper les technologies sales et cet écart décourage l’effort de recherche orienté vers les technologies propres. Les taxes carbone et les subventions à la recherche peuvent néanmoins encourager la production et l’innovation dans les technologies propres, bien que cette phase de transition risque d’être lente. Moins ces politiques environnementales sont mises en œuvre rapidement, plus la phase de transition sera longue, plus leurs coûts seront importants.
On pourrait s’attendre à ce que les taxes carbone jouent le rôle le plus déterminant dans l’allocation optimale, puisqu’elles désincitent les agents à émettre des gaz à effet de serre et poussent la recherche-développement à se réorienter vers la création de substituts plus propres. Pourtant, la modélisation d’Acemoglu et alii (2014) suggère que les subventions à la recherche doivent être initialement fortes, puis diminuer au cours du temps, alors que les taxes carbone optimales sont au contraire initialement faibles, avant de s’accroître au cours du temps. Les subventions de recherche sont efficaces pour réorienter le progrès technique. Par conséquent, il n’est pas opportun de perturber excessivement la production en introduisant au départ de fortes taxes carbone. Les subventions à la recherche ne sont pas seulement utilisées pour corriger un échec de marché (ou internaliser une externalité négative) dans la recherche ; quand les émissions de carbone génèrent des externalités négatives, réorienter le processus d’innovation en faveur des technologies propres permet de réduire efficacement les émissions de carbone futures.
[1] Certains pourraient ici en tirer une toute autre conclusion en pointant l’existence d’un « effet rebond » : si les biens de consommation et de production deviennent plus économes en énergie, c’est-à-dire si le coût de leur usage diminue, les entreprises et les ménages pourraient être incités à les utiliser davantage, ce qui annulerait les gains en termes de pollution…
Références
ACEMOGLU, Daron, Philippe AGHION, Leonardo BURSZTYN & David HEMOUS (2012), « The environment and the directed technical change », in The American Economic Review, vol. 102, n°1.
ACEMOGLU, Daron, Ufuk AKCIGIT, Douglas Hanley & William KERR (2014), « Transition to clean technology », NBER, working paper, n° 20743.
AGHION, Philippe, Antoin DECHEZLEPRETRE, David HEMOUS, Ralf MARTIN & John VAN REENEN (2012), « Carbon taxes, path dependency and directed technical change: Evidence from the auto industry », in NBER, working paper, n°18596.
HASSLER, John, Per KRUSELL & Conny OLOVSSON (2011), « Energy-saving technical change », NBER, working paper, n° 18456.
NEWELL, Richard, Adam JAFFE & Robert STAVINS (1999), « The induced innovation hypothesis and energy-saving technological change », in Quarterly Journal of Economics, vol. 114.
POPP, David (2002), « Induced innovation and energy prices », in American Economic Review, vol. 92.