Les pays à faible revenu ont vu leur croissance économique s’accélérer au début des années quatre-vingt-dix. Depuis le début du siècle, leur rythme de croissance est même supérieur à celui des pays avancés, ce qui renouvelle chez certains de l’optimisme quant à la convergence des économies au niveau mondial. D’autres rappellent toutefois que les années soixante et le début des années soixante-dix nourrissaient de tels espoirs, avant que le ralentissement de l’économie mondiale ne compromette durablement le développement des pays à faible revenu, voire aggrave profondément leur situation. Se pose alors la question de savoir si l’actuelle accélération de la croissance dans les pays à faible revenu est durable ou si le scénario d’il y a quatre décennies est susceptible de se reproduire.
GRAPHIQUE Taux de croissance réel par tête médian (en %)
John Bluedorn, Rupa Duttagupta, Jaime Guajardo et Nkunde Mwase (2013), en complément d’un rapport du FMI (2013), ont analysé les accélérations de croissance dans les pays à faible revenu au cours des six dernières décennies. Les quatre auteurs définissent un décollage de croissance (growth takeoff) comme une hausse de la production par habitant durant au moins cinq ans et avec une croissance moyenne d’au moins 3,5 %. Tout d’abord, les décollages de croissance dans les pays à faible revenu ont nettement augmenté depuis les années quatre-vingt-dix. Les décollages des pays à faible revenu ont donc eu lieu en deux vagues : la première eu lieu dans les années soixante et au début des années soixante-dix, tandis que la seconde eut lieu au cours des deux dernières décennies. Les récents décollages de croissance ont duré plus longtemps que les précédentes. Les décollages de croissance qui furent observés avant 1990 duraient en moyenne 7 ans et affichaient une croissance moyenne d’environ 5 %. Au cours des deux dernières décennies, la durée médiane d’un décollage a été de 9 ans pour les épisodes qui sont déjà finis et de 12 ans pour les épisodes toujours en cours ; les premiers sont associés à une croissance moyenne de 6,25 % et les seconds à une croissance moyenne de 5,25 %. Plus de la moitié des récents décollages ont continué malgré la Grande Récession.
Les pays à faible revenu, qu’ils aient décollé ou non, n’ont pas les mêmes structures économiques : certains sont abondants en ressources naturelles, d’autres ont fondé leur décollage sur la production manufacturière. Les pays abondants en ressources naturelles qui sont parvenus à décoller ont vu leur PIB par habitant s’accroître de 80 % en dix ans. Lorsque l’on observe leurs prédécesseurs de la précédente génération, ces derniers avaient également enregistré de bonnes performances dans la décennie suivant le décollage, mais ils furent ensuite rattrapés par d’autres pays à faible revenu. Les pays à faible revenu qui ont amorcé un décollage avant ou après 1990 en le fondant sur l’activité manufacturière ont connu une hausse de 50 % de leur PIB par habitant au bout d’une décennie.
Les décollages sont une étape majeure dans le développement car ils conduisent généralement à des hausses de 50 à 60 % du PIB par habitant dix ans après. Les pays qui sont parvenus à décoller tendent à maintenir la croissance de leur production par habitant sur une trajectoire solide dans les années suivant le décollage. Pour la génération actuelle, la production par habitant a généralement augmenté de 60 % dix ans après le début du décollage, tandis qu’elle n’augmentait que de 15 % pour les pays qui n’ont pas su décoller. Pour la génération précédente, la production par habitant avait augmenté de 50 % dix ans après le décollage, alors qu’elle n’augmentait que de 5 % pour ceux qui n’avaient pas décollé.
Le décollage n’assure pourtant pas une poursuite de la croissance à un rythme soutenu à long terme. De nombreux pays à faible revenu qui sont actuellement dynamiques appartenaient également à la précédente génération des pays en décollage. Surtout, près d’un tiers des précédents décollages s’étaient soldés par une crise de change, de la dette ou bancaire. Le rythme de croissance a ralenti dix ans après le décollage pour les économies dynamiques de la précédente génération et un quart d’entre eux ont même totalement effacé leurs gains en production par tête au bout de vingt ans. Si seuls 15 % des récents décollages se sont jusqu’à présent soldés par une crise, les perspectives d’avenir pour les autres restent encore incertaines.
Les auteurs comparent alors les pays dynamiques d’avant 1990 et ceux d’après 1990 pour déterminer si ces derniers sont plus résilients que leurs prédécesseurs. Hier comme aujourd’hui, les pays dynamiques sont caractérisés par des taux d’investissement et d’épargne plus élevés que les pays qui n’ont pas su décoller, ce qui souligne l’importance de l’accumulation du capital dans l’accélération de la croissance. Les deux générations se distinguent l’une l’autre dans la manière par laquelle les écarts entre l’épargne et l’investissement ont été financés. Une part plus importante du déficit courant est aujourd’hui financée par l’investissement direct à l’étranger, ce qui permit aux pays qui ont récemment décollé de diminuer leur endettement et de constituer une marge de manœuvre pour leur politique économique. Parmi ceux-ci, la dette publique est en effet passée de plus de 90 % à 44 % du PIB dix ans après le décollage et la dette extérieure est passée sur la même période de plus de 70 % à environ 44 %. Les précédents pays dynamiques avaient certes des dettes publique et externe s’élevant respectivement à 40 et 33 % du PIB avant du décollage, mais celles-ci doublèrent dans la décennie qui suivit ce dernier. Enfin, l’étude empirique ne permet pas d’affirmer que les récents décollages se sont accompagnés d’une accumulation de déséquilibres financiers. Certes les ratios du crédit sur PIB tendent à augmenter lors des récents décollages, mais ils sont inférieurs aux ratios de leurs prédécesseurs d’avant 1990 et aux ratios des pays à faible revenu qui n’ont pas su décoller.
Le décollage des pays à faible revenu tient pour beaucoup à la compétitivité et à la croissance des exportations. Une dépréciation du taux de change réel semble également avoir contribué à stimuler les performances à l'exportation pour plusieurs décollages des pays à faible revenu. Les pays dynamiques de l’actuelle génération se caractérisent par des exportations plus diversifiées géographiquement que leurs prédécesseurs. Cette plus grande diversification leur a certainement permis de s’appuyer sur la croissance rapide des pays émergents comme la Chine et l’Inde pour stimuler leurs propres exportations. Toutefois, une plus grande dépendance envers les pays émergents implique également une plus large exposition aux risques qui sont associés à ces derniers et aux variations des prix des matières première.
Les pays qui ont récemment décollé ont mis en place des réformes structurelles améliorant la productivité et développé des institutions inclusives, ce qui favorise leur croissance à long terme. Ils possèdent notamment de meilleures infrastructures et des niveaux plus élevés de capital humain (si l’on mesure ce dernier par le nombre d'années de scolarité). Ils affichent également de bien moindres inégalités de revenu. Au final, John Bluedorn et ses coauteurs en concluent que les pays qui ont récemment entrepris leur décollage sont beaucoup moins vulnérables que leurs prédécesseurs d’avant 1990. En revanche, s’ils ont pu profiter d’un environnement international relativement favorable jusqu’à la Grande Récession, la stagnation des pays avancés et un ralentissement de la croissance dans les pays émergents, couplés à une baisse des prix des matières premières, pourraient fortement nuire à leurs futures performances macroéconomiques. Difficile alors de rester pleinement optimiste.
Références