Après l’abandon du Colombien José Antonio Ocampo, seuls l’Américain Jim Yong Kim (le candidat proposé par Obama) et la Nigérienne Ngozi Okonjo-Iweala demeurent dans la course à la présidence de la Banque mondiale. La fin du mandat de Robert Zoellick et la passation de pouvoir ravivent une pléthore de critiques sur sa gouvernance et suscitent de nombreuses réflexions autour de ses objectifs et de son organisation proprement dite. Cette institution multilatérale créée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour répondre aux enjeux de l’époque, fait aujourd’hui face à de multiples défis, internes et externes, auxquels elle se doit de répondre pour assurer à terme sa survie.
La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), son principal pilier, fut originellement destinée à participer au financement de la reconstruction d’après-guerre. Elle destinait alors exclusivement ses prêts à l’Europe et au Japon. Alors que les besoins de reconstruction se firent moindres, le processus de décolonisation des années cinquante et soixante mit au monde de nombreux pays indépendants. La Banque mondiale, en particulier sous la présidence de McNamara entre 1968 et 1981, se focalisa alors sur la croissance des pays en développement. Ces dernières décennies ont vu la Banque mondiale prendre conscience des multiples dimensions du développement et s’impliquer toujours davantage dans la réduction de la pauvreté. Si la BIRD s’est peu à peu orientée vers l’aide des pays à revenu intermédiaire (PRI) en échange d’efforts de gouvernance de leur part, le second organisme de prêt de la Banque mondiale, l’Association internationale de développement (AID), participe plus spécifiquement au développement des pays les moins avancés (PMA). Avec l’éclatement du bloc soviétique, les années quatre-vingt-dix marquent le début d’une autoréflexion, autant sur le rôle que sur l’organisation proprement dite de la Banque. Les changements organisationnels furent toutefois limités et la raison d’être de la Banque mondiale n’a jamais été véritablement questionnée [Palacio, 2012a].
Le montant, la nature et la destination des prêts concédés par la Banque mondiale sont appelés à être profondément redéfinis. Les PRI en sont les principaux bénéficiaires, alors même qu’ils jouissent parallèlement d’un large accès au financement privé [Cling et Roubaud, 2008]. En raison de leur rattrapage sur les économies avancées, les PRI font moins appel aux ressources de la Banque mondiale. De nombreux acteurs, privés ou publics, sont en outre apparus dans le domaine du développement. La Banque mondiale est ainsi directement concurrencée au sein des PRI par le développement de la microfinance et par les banques régionales, notamment par la Banque du Sud, fruit de la volonté des pays latino-américains de gérer par eux-mêmes leur propre développement. Les banques chinoises ont de leur côté davantage prêté ces cinq dernières années au continent sud-américain que la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement réunies [Palacio, 2012a]. La Banque mondiale demeure toutefois financièrement attractive en raison du faible coût de son offre de financement et de l’assistance technique qu’elle apporte en complément. Restent les PMA, en particulier les pays subsahariens, dont les besoins en financement demeurent considérables. Les financements doivent par conséquent être amplement rééquilibrés en leur faveur et les dons pourraient prendre une plus grande part au sein de l’ensemble des financements accordés.
Si le crédit va demeurer une pratique de l'institution, ne serait-ce qu’en raison de la persistance de la pauvreté à travers le monde, il semble toutefois ne plus (pouvoir) constituer le cœur d’activité de la Banque. Cette dernière, depuis sa naissance, a étendu toujours plus loin le champ thématique de ses activités, jusqu’à empiéter sur les domaines de compétence des agences des Nations Unies [Cling et Roubaud, 2008]. Devenue incontournable en matière de développement en raison de sa puissance financière, de son influence intellectuelle et de sa capacité à intervenir en de multiples domaines, la Banque mondiale ne délimite pas explicitement ses champs d’action et aucun recentrage de sa stratégie n’a été jusqu’à présent clairement opéré. Puisque les multiples défis du vingt-et-unième siècle (la santé, la faible productivité agricole, le changement climatique ou encore la rareté de l’eau) ont par nature une dimension globale, la Banque mondiale est peut-être appelée à délaisser le prêt aux gouvernements pour directement financer la création de biens publics mondiaux [Kapur et Subramanian, 2012]. La connaissance constitue en l’occurrence un bien public global d’une importance cruciale dans notre modernité. Selon Palacio (2012a), la véritable valeur ajoutée apportée par l’institution tient finalement en ce qu’elle constitue un centre du savoir (ne serait-ce que dans la production statistique, l’expertise et l’assistance technique) et un coordinateur des politiques internationales. Mais pour enfin achever sa mutation en « banque du savoir », la Banque mondiale doit faire face à trois défis [Palacio, 2012b]. Tout d’abord, elle doit soutenir plus amplement le secteur privé et pour cela intervenir plus activement dans la mise en place d’infrastructures, au sens large du terme. Ensuite, elle doit renforcer son savoir-faire en ce qui concerne l’aide au développement des compétences, en mettant l’accent sur le droit et plus globalement l’aspect institutionnel. Enfin, elle doit placer au cœur de sa mission la promotion de la bonne gouvernance et la lutte contre la corruption.
Ngozi Okonjo-Iweala (crédit : Antoine Antoniol/Bloomberg)
Le fonctionnement interne de la Banque mondiale, ainsi que sa gouvernance, doivent également être repensés en vue de renforcer tant sa légitimité que son efficacité et assurer en définitive sa survie [Cling et Roubaud, 2008]. Il est essentiel que la Banque applique à elle-même les valeurs qu’elle prône aux pays en développement, en premier lieu celles de la bonne gouvernance, de l’empowerment, de la responsabilité démocratique et de la transparence. La Banque mondiale doit tout d’abord dans cette optique refondre sa structure interne [Palacio, 2012a]. Son personnel, pour les deux tiers localisé à Washington, se compose d’experts recrutés à vie et de nombreux consultants externes. Nombreux d’entre eux sont des économistes ou des spécialistes de la finance, alors même que la Banque délaisse son activité de prêt. Le mode de recrutement, couplé à un véritable processus d’autosélection des candidats, est particulièrement rigide. Il apparaît en définitive essentiel que le personnel soit varié, décentralisé et géographiquement mobile.
La répartition des voix au sein du Conseil d’administration ne respecte pas la géographie de l’économie mondiale. Au regard du poids de leur population ou de leurs performances économiques, l’Europe est surreprésentée, tandis que les pays en développement, a fortiori les grands émergents, sont sous-représentés [Cling et Roubaud, 2008]. La Chine, acteur clé du développement et seconde économie au monde, comptabilise encore moins de 5 % des parts de vote, tandis que les Etats-Unis et l’Union européenne détiennent respectivement environ 16 % et 37 % des voix. En outre, huit des vingt-cinq membres du conseil exécutif sont européens [Palacio, 2012a]. L’obtention par les pays émergents de plus grandes parts de vote et leur plus grande implication dans les prises de décision de la Banque apparaissent d’autant plus légitimes qu’ils vont devenir en toute logique ses principaux fournisseurs en ressources financières et non plus l'Ouest endetté [Kapur et Subramanian, 2012].
Face à un Conseil d’administration qui représente les 187 Etats-membres, mais qui s’avère pourtant impuissant, le président de la Banque mondiale centralise l’essentiel du pouvoir, impulsant l’ensemble des orientations stratégiques de l’institution, parfois même en désaccord avec les administrateurs [Cling et Roubaud, 2008]. Ce déséquilibre des pouvoirs est d’autant plus décrié que le président ne possède aucune légitimité. Sa nomination à la tête de l’institution dépend du seul aval du Président des Etats-Unis, selon un accord tacite établi au sortir de la guerre entre les Etats-Unis et l’Europe (cette dernière détenant le pouvoir de nominer le dirigeant du FMI, comme l’illustrent les intronisations de Dominique Strauss-Kahn et plus récemment de Christine Lagarde à sa tête). Un rééquilibrage des pouvoirs est nécessaire, ainsi qu’un nouveau processus de nomination, démocratisé, transparent, capable de choisir la personne la plus qualifiée pour le poste, sans que la nationalité ne constitue un critère de sélection, ce qui implique en outre d’identifier précisément les qualifications qu’implique un tel rôle [Kapur et Subramanian, 2012]. Les nouvelles règles établies ce printemps, en permettant l’établissement d’une longue liste de candidats et en impliquant plus étroitement le Conseil d’administration dans le processus de nomination, constituent un premier pas vers une meilleure gouvernance de la Banque.
Références Martin Anota
CLING, Jean-Pierre, & François ROUBAUD (2008), La Banque mondiale, La Découverte, Paris.
KAPUR, Devesh, & Arvind SUBRAMANIAN (2012), « Who Should Lead the World Bank? », in Project Syndicate, 17 février.
PALACIO, Ana (2012a), « Reinventing the World Bank », in Project Syndicate, 20 février.
PALACIO, Ana (2012ba), « Reinventing the World Bank, again », in Project Syndicate, 10 avril. Traduction française, « La Banque mondiale saura-t-elle se réinventer ? ».
STIGLITZ, Jospeh E. (2012), « Whose World Bank ? », in Project Syndicate, 4 avril. Traduction française, « Une procédure anachronique : la désignation du président de la Banque mondiale ».