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23 août 2014 6 23 /08 /août /2014 11:26

Du soulèvement des luddites contre les machines à tisser jusqu’à aujourd’hui, beaucoup ont craint que les machines remplacent les êtres humains pour réaliser les tâches de production. Chaque innovation accroît l’éventail de tâches que les machines sont capables de réaliser, rendant obsolètes tout un ensemble de compétences et les emplois qui leur étaient associés.

Lors de la conférence tenue cette année à Jackson Hole (portant précisément sur le thème le marché du travail), David Autor (2014) s’est à nouveau penché sur les bouleversements de l’emploi provoquées par le progrès technique. Il rappelle qu’au cours de l’histoire, les destructions d’emplois à court terme associées aux hausses de productivité furent finalement (plus que) compensées par d’amples créations d’emplois, non seulement dans les secteurs innovateurs, mais aussi et surtout dans les autres secteurs de l'économie. Pour Autor, il est plus facile de voir les emplois menacés par le progrès technique plutôt que les opportunités ouvertes par ce dernier : beaucoup ont surestimé le potentiel des nouvelles technologies à se substituer aux travailleurs et sous-estimé le potentiel des deux facteurs de production à se révéler complémentaires. Par exemple, au cours du vingtième siècle, la part de la main-d’œuvre employée dans le secteur agricole est passée de 41 à 2 %, notamment en raison des gains de productivité associés à la révolution agricole. Le ratio emploi sur population n'a cessé d'augmenter malgré la diffusion des innovations et l'entrée des femmes sur le marché du travail. Il était difficile pour les agriculteurs du début du vingtième-siècle d’imaginer que si peu de leurs descendants travailleraient dans le secteur agricole ; il leur était encore plus difficile d’imaginer qu’autant de personnes travailleraient aujourd’hui dans la finance, dans la santé, dans l’électronique, dans le divertissement, etc.

La révolution des technologies d’information et de communication ravive aujourd’hui les craintes pour l'emploi. Selon William Nordhaus (2007), le coût associé à la réalisation d’un ensemble de calculs a été divisé par 1700 milliards de fois depuis l’avènement de l’ère informatique. Cette baisse du coût apparaît aux entreprises comme une puissante incitation pour substituer le travail humain relativement cher par une puissance de calcul toujours moins chère. Beaucoup se demandent si le rythme rapide de l’automatisation ne menacerait pas de rendre inutiles les travailleurs d’ici quelques décennies et craignent une « fin du travail ». Pour Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee (2014), les travailleurs seraient en passe de perdre la « course contre les machines » (race against the machine).

Les ordinateurs ont de plus en plus remplacé les travailleurs pour accomplir les « tâches routinières », c’est-à-dire explicites et codifiables. Ces tâches correspondaient à des activités manuelles et cognitives exigeant des compétences intermédiaires. Autor fait toutefois preuve ici d'optimisme en suggérant que la marge de substitution est limitée : les ingénieurs ne peuvent pas programmer un ordinateur pour réaliser un processus qu’ils ne comprennent pas explicitement. Il existe plusieurs tâches que nous comprenons tacitement et accomplissons facilement sans pour autant que nous ne connaissions des « règles » ou procédures explicites. C’est le cas lorsque nous cassons un œuf sur le bord d’un bol, écrivons un paragraphe convaincant ou développons une hypothèse pour expliquer un phénomène incompris pour reprendre les exemples d’Autor. Ce dernier se réfère ici au paradoxe de Polanyi : Michael Polanyi (1966) avait observé que « nous en savons plus que ce que nous pouvons dire ».

Les tâches de travail qui sont les plus susceptibles d’être automatisées sont celles qui suivent des procédures explicites et codifiables ; en l’occurrence, les ordinateurs se révèlent supérieurs aux travailleurs dans la réalisation de ces tâches, que ce soit en termes de rapidité, de qualité, de précision et de rentabilité. Par contre, les tâches qui se révèlent les plus difficiles à être automatisées sont celles exigeant de la flexibilité, une part de jugement et du sens commun, c’est-à-dire des compétences que nous ne comprenons que tacitement. Par conséquent, les ordinateurs peuvent facilement se substituer aux travailleurs pour ce qui concerne les tâches routinières et codifiables, alors que les travailleurs disposent d’un avantage comparatif dans la résolution de problèmes, l’adaptabilité et la créativité. Il en résulte que les entreprises n’auraient alors plus besoin que de travailleurs non qualifiées et de travailleurs très qualifiés pour produire.

Le risque associé à l'informatisation n'est pas celui d'une réduction du nombre d'emplois disponibles, mais plutôt d'une dégradation d'une large part d'entre eux. Et effectivement, le marché du travail américain a connu une polarisation au cours des dernières décennies : les emplois peu qualifiés (donc peu rémunérés) et les emplois très qualifiés (donc très bien rémunérés) ont connu une croissance plus rapide que les emplois exigeant des compétences intermédiaires. Certains ont suggéré que la polarisation du marché du travail et en particulier la croissance d’emplois peu qualifiés intensifs en tâches manuelles pourrait dénoter que l’éducation et le progrès technique ne sont plus complémentaires. Pour Autor, le progrès technique qui a stimulé la demande de main-d’œuvre qualifiée pendant de nombreuses décennies va continuer à le faire au cours des prochaines.

Ces dynamiques ont de profondes répercussions sur la structure des salaires. Même si l’informatisation pourrait accroître la part des emplois dans le travail intensif en tâches manuelles, elle n’est pas susceptible d’accroître rapidement leurs rémunérations en raison de l’absence de fortes complémentarités et de l’abondance potentielle de l’offre la main-d’œuvre. En effet, les travailleurs aux compétences intermédiaires, qui se voient remplacer par des machines, risquent avant tout de grossir les rangs des demandeurs d’emplois peu qualifiés. Par contre, les travailleurs hautement qualifiés, toujours plus recherchés par les entreprises, sont les véritables gagnants des avancées technologiques : puisque leur travail est complémentaire à l’activité des machines, ils bénéficient de salaires élevés. Par conséquent, le progrès technique, fortement biaisé en faveur du travail qualifié, pourrait contribuer à expliquer la hausse des inégalités salariales aux Etats-Unis.

Autor suggère toutefois que la polarisation ne va pas se poursuivre indéfiniment. Même si plusieurs tâches exigeant des compétences intermédiaires sont susceptibles d’être automatisées, beaucoup d’emplois exigeant des compétences intermédiaires amènent le travailleur à réaliser un ensemble de tâches impliquant l’ensemble du spectre des compétences. Autor prend l’exemple des professions de soutien médical (notamment les techniciens en radiologie) qui constituent des emplois moyennement qualifiés et relativement bien rémunérés qui représente non seulement une part significative, mais aussi croissante de l’emploi. Selon Autor, ces emplois vont continuer à se développer car ils exigent des tâches qui ne peuvent pas être facilement automatisées, à moins d’accepter une perte de qualité.

Autor est sceptique à la thèse selon laquelle la dégradation du marché du travail au cours de la dernière décennie serait une conséquence néfaste de l’informatisation. Cette période coïncide en effet avec un ralentissement des investissements dans l’informatique, ce qui amène Autor à rejeter l’idée qu’elle corresponde à nouvelle ère de substitution du travail par le capital. En outre, au cours de la même décennie, l’économie mondiale a connu une forte croissance et les inégalités mondiales ont diminué. Il apparaît alors peut plausible que le progrès technique ait à la fois bénéficié à la majorité des pays tout en pénalisant le pays qui constitue le meneur technologique. Pour Autor, la détérioration du marché du travail américain que l’on a pu observer après 2000 et surtout après 2007 s’explique par d’autres événements macroéconomiques. Le premier d’entre eux est l’éclatement de bulles spéculatives, tout d’abord de la bulle boursière, puis de la bulle immobilière, qui réduisirent l’investissement et l’activité innovatrice. Le second événement est associé à la mondialisation et à l’essor des pays émergents : non seulement les entreprises chinoises ont directement concurrencé les entreprises américaines sur les marchés de biens manufacturés, mais plusieurs autres secteurs dépendaient étroitement de l’activité de ces dernières [Autor et alii, 2013].

 

Références

AUTOR, David H. (2014), « Polanyi’s paradox and the shape of employment growth », conférence tenue à Jackson Hole, 21-23 août.

AUTOR, David H., David DORN & Gordon H. HANSON (2013), « The China syndrome: Local labor market effects of import competition in the United States », in American Economic Review, vol. 103, n° 6.

BRYNJOLFSSON, Erik, & Andrew MCAFEE (2014), Race Against the Machine.

NORDHAUS, William D. (2007), « Two centuries of productivity growth in computing », in Journal of Economic History, vol. 67, n° 1.

POLANYI, Michael (1966), The Tacit Dimension.

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