L’expansion déséquilibrée que connut la Grèce au cours de la dernière décennie, le choc récessif qui suivit et les mesures publiques déployées pour contenir ce dernier entretiennent de nombreuses similarités avec l’effondrement argentin au début du siècle. L’ancrage au dollar et l’appartenance à la zone euro ont finalement eu un rôle sensiblement similaire en favorisant la montée des déséquilibres en temps d’expansion et en accentuant puissamment les effets de la crise lorsque celle-ci survint. En 2001, la profonde récession, les paniques bancaires et l’exaspération sociale ont amené l’Argentine à faire défaut et à abandonner son système d’ancrage au dollar. Son économie connut la reprise après la poursuite un temps de la contraction de l’activité et des déséquilibres financiers.
Ainsi, durant l'avant-crise, l’Argentine et la Grèce ont connu une profonde détérioration de leur compétitivité avec la hausse relative du coût du travail [Kretzmer et Levy, 2012]. Le peso argentin étant alors ancré au dollar, l’appréciation de la devise étasunienne entraîna une forte perte de compétitivité pour l’Argentine en accroissant son coût du travail unitaire. Les salaires augmentèrent en Grèce plus rapidement que la productivité du travail.
Tous deux connurent une période de croissance fortement déséquilibrée. En Argentine, alors que la faible épargne domestique contraignait la production, la forte hausse de la consommation et des importations durant la seconde moitié des années quatre-vingt-dix a rendu fortement déficitaire le compte courant. L’expansion grecque des années deux mille fut largement alimentée par l’endettement ; la consommation se maintint à de hauts niveaux, tandis que l’investissement et la production demeuraient à de faibles niveaux, ce qui entraîna également un large déficit courant.
Ayant tout comme l’Argentine de faibles recettes fiscales, le gouvernement grec a creusé un large déficit primaire en maintenant un fort niveau de dépenses publiques. Plus spécifiquement, l’appartenance à la zone euro a permis à la Grèce de profiter de coûts d’emprunt particulièrement faibles : les rendements obligataires grecs étaient inférieurs d’un point de pourcentage aux rendements obligataires allemands. Les deux pays expérimentèrent un fort endettement du secteur privé. En l’occurrence, la dette des ménages grecs passa de 27 % à 77 % du PIB entre 2000 et 2008. Les titres de dette des deux pays furent largement détenus par le reste du monde.
Le choc négatif que subirent les deux économies fut d’origine externe. Dans le cas de l’Argentine, la forte appréciation du dollar, entraînant automatiquement celle du peso, et la forte dévaluation de la devise brésilienne réduisirent dramatiquement la compétitivité et les exportations argentines. La Grèce subit tout comme les autres économies développées la crise financière de 2007 et le ralentissement subséquent de l’activité en 2008. L’instabilité de son économie en a toutefois profondément aggravé les répercussions. Le PIB réel de l’Argentine diminua d’un cinquième entre le deuxième trimestre de 1998 et le troisième trimestre 2002, tandis que celui de la Grèce déclina d’environ 17 % depuis début 2008. Le taux de chômage atteignit pratiquement 24 % en Argentine, alors qu’il se maintient au-dessus de 20 % en Grèce. Dans les deux économies, les rendements obligataires s’envolèrent ; les sources de financement et les dépôts s’effondrèrent.
Avec respectivement le système d’ancrage au dollar et l’appartenance à la zone euro, l’Argentine et la Grèce ne peuvent procéder aux ajustements via des variations de taux de change. L’Argentine chercha en vain à restaurer sa compétitivité en procédant à une déflation domestique et à améliorer les comptes publics. La consolidation budgétaire était une condition imposée par le FMI pour délivrer une aide financière. Les autorités grecques, cette fois-ci aiguillonnées par la « troïka », adoptent les mêmes mesures. La contraction fiscale ne parvient pourtant pas à rétablir la confiance. En Argentine et en Grèce, elle n’a su qu’intensifier les effets de la récession et comprimer davantage les recettes fiscales. La réponse politique face à de tels développements fut de renforcer les mesures d’austérité, maintenant l’économie dans un cercle vicieux et un chômage élevé. Une telle situation accélère la fuite de capitaux, les retraits bancaires et les violences sociales.
Les ajustements budgétaires ne parvinrent donc pas à restaurer la solvabilité et la confiance des investisseurs en Argentine, au contraire. En décembre 2001, le pays fit défaut sur sa dette nationale. L’ancrage au dollar fut abandonné et le peso put alors librement flotter. Dans le cadre du processus de « pesification », tous les contrats signés en dollars furent automatiquement convertis en pesos à l’ancienne parité. En quelques mois, le peso perdit les trois quarts de sa valeur face au dollar. Les débiteurs virent leur dette diminuer d’un quart, tandis que la richesse financière des déposants fut réduite de trois quarts. La dépréciation accéléra dans un premier temps considérablement l’inflation, ce qui réduisit les revenus réels et accentua la contraction de l’activité. La dépréciation stimula dans un deuxième temps les exportations. La reprise de l’activité économique et de l’emploi intervint en 2003.
Aujourd’hui, sur certains aspects, les problèmes réels et financiers de la Grèce s’avèrent pires que ceux affrontés autrefois par l’Argentine, ce qui complique la (stratégie de) sortie de crise. Les déficits courant et public ainsi que le ratio dette publique sur PIB sont trois fois plus importants aujourd’hui en Grèce qu’hier en Argentine. Alors que la dette gouvernementale de l’Argentine s’éleva à 50 % du PIB avant son défaut, celle de la Grèce avoisine aujourd’hui 155 % du PIB et poursuit ascension. La restructuration de la dette ne résout pas les problèmes de compétitivité et de décrochage de l'activité. La Grèce fait face à une forte contrainte en ne pouvant dévaluer sa devise pour gagner en compétitivité. La poursuite et l’accentuation de la politique budgétaire restrictive accélèrent la contraction de la demande domestique. L’essentiel de l’ajustement va donc largement reposer sur les salaires réels. Les membres de la zone euro ne s’accordent aucunement sur l’éventualité d’impulser une plus forte intégration budgétaire et de procéder à un large transfert de revenus des pays du nord vers ceux de la périphérie sud. Dans une telle situation, la sortie de la zone euro et la dévaluation de la nouvelle devise apparaissent comme un scénario moins coûteux socialement que les programmes d’ajustement budgétaire et le plus favorable au développement de la demande externe. Pourtant, quelque soit la suite des événements, il semble peu probable que l’investissement et les exportations puissent s’accroître à moyen terme en Grèce pour stimuler la croissance.
Références Martin ANOTA
VELASCO, Andres (2012), « An Argentine Guide to the Greek Crisis », in Project Syndicate, 30 mai.