Alors qu’ils avaient renoué rapidement avec un rythme soutenu de croissance au lendemain de la crise financière mondiale, les pays émergents connaissent depuis quelques années un fort ralentissement de leur croissance, en particulier l'Inde. La croissance réelle du PIB indien était en moyenne supérieure à 9 % au cours de la dernière décennie (cf. graphique ci-dessous). Elle atteignait en moyenne 8,4 % entre 2003/2004 et 2007/2008, puis de 9,5 % entre 2009/2010 et 2010/2011, mais elle chute à 4,75 % au second trimestre de 2013/2014. L’économie connaît en outre une inflation à deux chiffres, une forte dépréciation de la roupie et une fuite des capitaux, qui incitent la banque centrale à resserrer sa politique monétaire, or un tel resserrement ne peut que peser en retour sur la croissance économique.
La question est de savoir si ce ralentissement, observé simultanément dans de nombreux pays émergents, s’explique essentiellement par des facteurs structurels ou bien conjoncturels. Il pourrait en effet marquer l’enfermement des pays émergents dans une « trappe à revenu intermédiaire » (middle-income trap) : celles-ci pourraient voir leur activité stagner durablement, si bien qu'elles se révèleraient alors incapables de rejoindre le club des pays avancés.
Divers facteurs cycliques sont à mettre en avant. Par exemple, au cours de la Grande Récession, les pays émergents ont mis en place des politiques expansionnistes, en particulier les autorités publiques en Chine ; et au lendemain de la crise mondiale, chaque pays émergent a profité du rebond de l’activité mondiale. Mais très rapidement, ces facteurs conjoncturels ont pu s’essouffler et la crise européenne a durablement contraint les échanges mondiaux et la croissance mondiale. Si la zone euro est sortie de la récession, elle génère un excédent extérieur, elle exerce une pression déflationniste sur le reste du monde. En outre, les pays émergents ont bénéficié depuis la Grande Récession d’amples entrées de capitaux en raison de la faiblesse des taux d’intérêt nominaux et de l’activité économique dans les pays avancés. Ils ont alors connu une appréciation de leur devise, un boom du crédit et une forte hausse des prix d’actifs. Mais aujourd’hui la reprise de l’activité dans les pays développés et, par conséquent, la perspective d’un resserrement des politiques monétaires de leurs banques centrales (notamment le tapering de la Fed) exposent désormais les pays émergents à une fuite des capitaux, une dépréciation de leur devise et une chute de leurs prix d’actifs susceptibles de s'auto-alimenter et de profondément dégrader l'activité domestique.
Pour le FMI (2013), le ralentissement de la croissance indienne s’explique pour moitié par des facteurs structurels (ce qui suggère, réciproquement que les facteurs conjoncturels expliquent l’autre moitié du ralentissement). La croissance potentielle aurait fléchit de 1 à 1,5 point de pourcentage. Le FMI suggère que « le potentiel de l’Inde est limité par divers éléments : goulets d’étranglement sur l’offre imputables au cadre réglementaire régissant les activités minières, l’énergie, les télécommunications et d’autres secteurs ; ralentissement consécutif de l’obtention de permis et de l’autorisation de projets ; excès d’endettement dans les bilans des entreprises ».
GRAPHIQUE Croissance du PIB et investissement en Inde
source : Anand et tulin (2014a)
Rahul Anand et Volodymyr Tulin (2014a, b) constatent que la faiblesse de l’investissement privé est la principale responsable du ralentissement de la croissance en Inde. La forte accélération de la croissance économique avant la crise financière mondiale reposait sur une accélération de la croissance de l’investissement, or celle-ci tend à ralentir depuis 2008. Le taux de croissance annuel de la formation brute de capital fixe (FBCF) était en moyenne supérieur à 15 % avant 2008 ; il n’atteignit que 1,75 % en 2012. Les investissements fixes bruts représentaient en moyenne environ 24 % du PIB entre 1996/1997 et 2003/2004, pour atteindre un pic proche de 34 % au deuxième trimestre 2008. Le ratio investissement sur PIB baissa à environ 32 % entre 2009/2010 et 2010/2011, puis à environ 30 % entre 2011 et 2012. De plus en plus de projets d’investissement sont retardés et interrompus, alors que le flux de nouveaux projets se restreint.
Anand et Tulin cherchent alors à expliquer le ralentissement de l’investissement indien. La hausse des coûts de financement a pu jouer un rôle, mais limité. Les taux d’intérêt réels n’expliquent seulement qu’un quart du ralentissement de l’investissement. Les autres variables macrofinancières habituellement avancées, telles que la demande extérieure ou la volatilité sur les marchés financiers ne permettent pas non plus d’expliquer complètement le ralentissement de l’investissement. Les deux auteurs suggèrent que la plus forte incertitude entourant la politique économique et la détérioration de la confiance des entreprises ont joué un rôle clé. En l’occurrence, les décisions fiscales annoncées pour le Budget de l’année 2012/2013 ont réduit l’attractivité de l’Inde aux yeux des investisseurs étrangers, tandis que les plus grandes difficultés à l’obtention de permis pour utiliser les terres ont soulevé de nombreuses incertitudes autour des projets d’infrastructure et à grande échelle. Ensuite, l’acceptation et la mise en œuvre des projets a fortement ralenti avec les scandales de gouvernance. Enfin, les secteurs miniers et énergétiques souffrent particulièrement de goulets d’étranglement, ce qui se répercute sur le reste de l’économie, en particulier sur l’activité manufacturière.
Références
ANAND, Rahul, Kevin C. CHENG, Sidra REHMAN & Longmei ZHANG (2014), « Potential growth in emerging Asia », FMI, working paper, n° 14/2, janvier.
RAJAN, Raghuram (2013), « Why India slowed », in Project Syndicate, 30 avril. Traduction française par Martin Morel, « Les raisons du ralentissement de l’économie indienne ».