Robert Lucas (1990) se demandait pourquoi les capitaux n’affluaient pas vers les économies émergentes : dans de la pure théorie néoclassique, les facteurs de production voient leurs prix d’autant plus s’élever qu’ils sont rares. Les salaires sont tellement faibles dans les économies en développement que la rentabilité du capital devrait y être particulièrement élevées et les capitaux venir massivement s'y investir. En paraphrasant Lucas, Harold L. Cole, Jeremy Greenwood et Juan M. Sanchez (2012) se sont quant à eux demandé pourquoi la technologie n’afflue pas des pays riches vers les pays pauvres. Les économies devraient adopter les meilleures technologies, celles qui rapportent les niveaux les plus élevés de revenus, or ce n’est pas cas.
Dans la réalité, et cette fois-ci pour paraphraser Brender et Pisani (2007), les technologies ne circulent jamais dans le vide de la théorie. L’allocation d’un pays en ressources influe bien sûr sur ses choix technologiques. Les politiques publiques, en promouvant ou bien en décourageant l’usage des technologies, contraignent également leur adoption. Mais aussi, et ce sera la voie explorée par Cole et alii, des institutions, notamment financières, doivent être suffisamment développées pour qu’un transfert technologique s’opère. Les disparités observées dans le développement financier se traduisent par l’adoption de technologies différentes ; ces différences technologiques contribuent alors à la divergence dans les niveaux de productivités et finalement dans les niveaux de revenus constatés entre les pays. Depuis les travaux fondateurs de Schumpeter liant finance et développement économique, les économistes néoclassiques n’ont cessé de renouveler leurs modélisations pour mettre à jour les interactions que l’activité financière entretient avec la croissance. Si les analyses de Robert G. King et Ross Levine (1993) tendent à démontrer l’importance du développement financier pour l’accumulation du capital, les gains de productivité et en définitive la croissance économique, Stephen Cecchetti et Enisse Kharroubi (2012) décèlent plutôt de leur côté une courbe de Kuznets financière en suggérant que le développement financier devient dommageable à l’activité réelle de l’économie à partir d’un certain seuil. Dans le cas des pays en développement toutefois, l’activité financière semble encore insuffisamment mature et une telle insuffisance institutionnelle pèse très certainement sur l’adoption des technologies les plus avancées et finalement sur leur trajectoire de croissance.
Afin d’expliquer pourquoi les pays n’utilisent pas les mêmes technologies de production et comment celles-ci affectent leurs niveaux de revenu et de productivité, Cole et alii vont supposer que l’efficacité des marchés financiers joue un rôle déterminant dans l’adoption des technologies. Investir dans de nouvelles technologies est en effet risqué : celles-ci exigent un montant parfois massif de financement au préalable, or les retombées d’un tel investissement sont incertaines. En outre, les investisseurs financiers ont un accès plus limité aux informations que les développeurs mêmes du projet. Cette asymétrie informationnelle risque alors de se traduire par un niveau inadéquat de financement, donc un sous-investissement.
Cole et alii modélisent un contrat dynamique dans un cadre d’équilibre général où le niveau de productivité des entreprises constitue une information privée. Une entreprise choisit un investissement technologique, mais celui-ci implique un coût fixe d’autant plus important que le rendement attendu est élevé. Afin de surveiller l’usage des fonds qu’ils consentent, les intermédiaires financiers peuvent auditer les rendements d’une entreprise, mais les audits sont d’autant plus coûteux qu’ils sont efficaces. De plus, les coûts d’audit décroissent avec l’efficacité technologique du système financier du pays. La plus ou moins grande capacité à surveiller les investissements détermine les projets dans lesquels intermédiaires et entreprises peuvent investir. Lorsqu’un intermédiaire ne peut surveiller les projets d’investissement, il doit s’appuyer sur des mécanismes incitatifs pour s’assurer que les projets seront rentables. Ces mécanismes incitatifs vont dépendre de stratégies backloading qui consistent à programmer dès le départ le remboursement des fonds consentis à la date d'achèvement du projet. Certaines fois, il n’est également pas possible pour l’intermédiaire de surveiller les flux de trésorerie, ce qui rend inutilisable toute stratégie backloading. La rentabilité de certains projets s’en trouve dès lors davantage réduite. La structure technologique qui sera en définitive adoptée par un pays sera fonction de son système financier, si bien que celui-ci influera de manière déterminante sur son revenu et sa productivité globale des facteurs.
Références Martin ANOTA
BRENDER, Anton, & Florence PISANI (2007), Les Déséquilibres financiers internationaux, La Découverte.