Avant la Grande Récession, l’économie mondiale se caractérisait par d’impressionnants déséquilibres des comptes courants (cf. graphique 1). En 2008, l’excédent courant de la Chine et le déficit courant des Etats-Unis représentaient respectivement 0,7 % et 1 % du PIB mondial (cf. graphique 2). La même année, l’ensemble des excédents des pays excédentaires (notamment la Chine, l’Allemagne, le Japon et les pays exportateurs de pétrole) représentait plus de 2,5 % du PIB mondial et l’ensemble des déficits des pays déficitaires (notamment les Etats-Unis, la zone euro à l’exception de l’Allemagne et les pays émergents non asiatiques) représentait aussi environ 2,5 % du PIB mondial.
GRAPHIQUE 1 Déséquilibres mondiaux de compte courant (en % du PIB mondial)
Avant qu’éclate la crise financière, plusieurs auteurs avaient suggéré que ces amples déséquilibres pouvaient être soutenables à long terme. Michael P. Dooley, David Folkerts-Landau et Peter Garber (2003) considèrent par exemple que le fonctionnement normal du système monétaire international implique un centre déficitaire et une périphérie excédentaire. Selon eux, les pays émergents d’Asie (en particulier la Chine) joueraient précisément le rôle de périphérie aujourd’hui. Ils peuvent durablement poursuivre une stratégie de croissance fondée sur les exportations en sous-évaluant leurs taux de change et en maintenant des contrôles de capitaux. L’accumulation des réserves de devise leur permet alors de contenir l’appréciation de leur taux de change. De plus, en accumulant des créances sur les Etats-Unis, la Chine ne voit pas son développement être contraint par l’inefficacité de ses institutions financières domestiques. Les économies du centre, en particulier les Etats-Unis, doivent par contre opter pour la libéralisation financière et laisser leur taux de change flotter. La stratégie des pays périphériques leur profite également, car la demande virtuellement illimitée pour leurs actifs financiers leur permet de vivre au-dessus de leurs moyens en maintenant durablement de larges déficits courants. Certes, à un certain moment, les pays émergents d’Asie se seront suffisamment développés pour accéder au club des pays avancés. Ils procéderont alors eux-mêmes à une libéralisation financière et laisseront flotter leurs taux de change plus librement. Mais à cet instant-ci, ce sera au tour d’un autre ensemble de pays en développement d’adopter la même stratégie de croissance fondée sur les exportations et de devenir la nouvelle périphérie dans le système monétaire international.
GRAPHIQUE 2 Comptes courants de la Chine et des Etats-Unis
source : Aizenman et alii (2013)
Les tenants du mercantilisme moderne ont une vision plus nuancée pour expliquer la persistance des déséquilibres globaux dans les années deux mille. Joshua Aizenman et Jaewoo Lee (2005, 2006) ont confirmé que l’accumulation de réserves de change qui accompagne les excédents de compte courant était dominée par un motif de précaution avant les années deux mille : en l’occurrence, la crise asiatique de 1997 a conduit les pays émergents d’Asie à adopter un comportement plus prudent et à accumuler suffisamment de réserves de devises pour s’assurer contre la volatilité des flux de capitaux. Mais les deux auteurs notent par la suite un changement de régime. Par exemple, les réserves de change de la Chine, qui oscillaient sans réelle tendance autour de 15 % du PIB durant la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, ont connu une croissance annuelle de 4 % après 2000, pour finalement représenter près de 45 % du PIB en 2007 (cf. graphique 3). Pour Aizenman et Lee, le mercantilisme monétaire explique précisément ce changement de régime : la Chine a commencé à accumuler des excédents de compte courant et à accroître son stock de réserves de change pour stimuler ses exportations et ainsi sa croissance économique.
GRAPHIQUE 3 Réserves de change de la Chine (en % du PIB)
source : Aizenman et alii (2013)
Tous les auteurs n’ont toutefois pas perçu les déséquilibres globaux comme soutenables. Maurice Obstfeld et Kenneth Rogoff (2005) craignaient notamment de voir les déséquilibres se dénouer violemment. C’est finalement la crise mondiale qui remit en cause les déséquilibres de compte courant. Suite à l’éclatement de la bulle immobilière, les agents privés aux Etats-Unis et dans les autres pays avancés ont cherché à se désendetter, si bien qu’ils ont réduit leurs dépenses et notamment leur demande d’importations. Les déficits des économies avancées ont donc été poussés à la baisse. Le reflux des flux financiers internationaux au cours d'une crise financière a pu également déprécier leurs taux de change réels, ce qui contribua également à réduire les déficits courants. Avec le déclin de la demande extérieure, la Chine a pris conscience de l’extrême dépendance de sa croissance aux exportations et a commencé à promouvoir sa demande domestique, en adoptant une relance budgétaire et en alimentant un boom du crédit. Elle a également laissé son taux de change s’apprécier et commencé à diversifier ses réserves de change.
Par conséquent, la crise mondiale a conduit à une forte réduction des déséquilibres globaux. Depuis 2009, l’ensemble des excédents des grands pays excédentaires a représenté moins de 2 % du PIB mondial (cf. graphique 1). L’ensemble des déficits des grands pays déficitaires a également été inférieure à 2 % du PIB mondial. Entre 2007 et 2012, l’excédent courant de la Chine est passé de 10,1 % à 2,3 % du PIB (cf. graphique 2). Sur la même période, le déficit courant des Etats-Unis est passé de 5 % à 2,8 % du PIB., l’excédent chinois et le déficit américain devraient représenter respectivement 0,32 % et 0,64 % du PIB mondial à la fin de l’année 2013.
Si plusieurs études ont cherché à préciser le lien entre les déséquilibres globaux et la récente crise mondiale, peu d'analyses ont observé l'évolution des premiers depuis que celle-ci a éclaté. Joshua Aizenman, Yothin Jinjarak et Nancy Marion (2013, 2014) ont observé un échantillon de 95 pays, dont 30 pays-membres de l’OCDE. Ils constatent que la crise financière a entraîné un changement structurel dans la relation entre les comptes courants et les facteurs économiques : avant la crise financière, les excédents courants étaient positivement corrélés avec les réserves de change, avec les échanges extérieurs et avec le déficit courant des Etats-Unis ; après la crise financière, les deux premières corrélations disparaissent et la corrélation avec la demande américaine devient négative. Les Etats-Unis ne semblent ainsi plus jouer un rôle important comme demandeur en dernier ressort depuis 2006. Le rééquilibrage des comptes courants s’est également accompagné de profonds changements dans l’accumulation des réserves de change. L’inévitable appréciation du renminbi va déprimer davantage le rendement des actifs libellés en dollars. Le déclin dans le stock de devises détenu par la Chine que l’on a pu observer suite à la crise est essentiellement impulsé par une nouvelle vague d’IDE à destination des pays en développement. Il s’explique précisément par une volonté de détenir des actifs étrangers à plus hauts rendements. Puisque, d’une part, la Chine est incitée à ne plus fonder sa croissance économique sur la demande extérieure et, d’autre part, la détention de réserves de change se révèle coûteuse, Joshua Aizenman et ses coauteurs en concluent que la persistance d’excédents modérés et le faible rythme d’accumulation de change pourraient désormais constituer des caractéristiques durables de l’économie chinoise.
Références
AIZENMAN, Joshua, Yothin JINJARAK & Nancy P. MARION (2013), « China's growth, stability, and use of international reserves », NBER Working paper, n° 19739.
BRENDER, Anton & Florence PISANI (2007), Les Déséquilibres financiers internationaux, La Découverte.
DOOLEY, Michael P., David FOLKERTS-LANDAU & Peter GARBER (2003), « An essay on the revived Bretton Woods system », NBER working paper, n° 9971, septembre.
OBSTFELD, Maurice, & Kenneth ROGOFF (2005), « Global current account imbalances and exchange rate adjustments », Brookings Papers on Economics Activity, n° 2005/1.